C. c. Roumanie
Doc ref: 47358/20 • ECHR ID: 002-13756
Document date: August 30, 2022
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Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 265
Août 2022
C. c. Roumanie - 47358/20
Arrêt 30.8.2022 [Section IV]
Article 8
Obligations positives
Article 8-1
Respect de la vie privée
Lacunes importantes dans une enquête pénale concernant des allégations de harcèlement sexuel sur le lieu de travail : violation
En fait– La requérante travaillait pour une entreprise de nettoyage qui fournissait ses services à une gare appartenant à une société de chemins de fer publique. Elle déposa une plainte pénale pour harcèlement sexuel contre le chef de gare (C.P.). Après avoir mené une enquête, le parquet classa l’affaire au motif que les actes qui avaient été commis n’atteignaient pas le seuil requis pour qu’ils pussent être jugés constitutifs de l’infraction de harcèlement sexuel au regard du droit pénal. Cette décision fut confirmée par le procureur en chef du parquet saisi, puis par un tribunal de district. La décision initiale et celle qui fut rendue par le tribunal étaient toutes deux principalement fondées sur l’idée que les actes litigieux n’avaient pas humilié la requérante. L’humiliation était l’un des éléments requis pour qu’un acte pût être jugé constitutif de l’infraction de harcèlement sexuel au regard du droit interne.
En droit – Article 8 :
a) Sur l’applicabilité – Les faits à l’origine de l’affaire touchaient à l’intégrité psychologique et à la vie sexuelle de la requérante ; or ces deux éléments relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8. Eu égard à la gravité des actes que la requérante reprochait à C.P. et, de manière plus générale, à ce qu’était l’enjeu de l’affaire pour l’intéressée, qui se plaignait d’avoir subi une atteinte à son intégrité sexuelle, la Cour juge que le traitement en cause atteignait le seuil d’applicabilité de l’article 8.
b) Sur le fond – L’affaire porte sur la manière dont le système de protection contre le harcèlement sexuel au travail a été appliqué. Les faits dont se plaignait la requérante relèvent d’une catégorie d’actes contre lesquels, selon la jurisprudence de la Cour, il peut exister un cadre juridique de protection adéquat même en l’absence d’une disposition de droit pénal efficace visant spécifiquement l’acte commis.
Dès lors que la société de chemins de fer concernée était une entreprise publique, elle peut être considérée comme une autorité publique dont les actes étaient susceptibles d’engager la responsabilité de l’État au regard de la Convention. Alors qu’elle avait été informée des allégations de harcèlement sexuel formulées par la requérante, elle n’a pris que peu de mesures à cet égard, et il apparaît qu’elle n’a mené aucune enquête interne. La Cour n’est donc pas en mesure de déterminer si des mécanismes de lutte contre le harcèlement sur le lieu de travail avaient été mis en place par l’employeur de la requérante. Cette situation peut en elle-même s’analyser en une violation des exigences de l’article 8. La Cour rappelle à cet égard que les instruments pertinents de l’Union européenne condamnent sans ambiguïté le harcèlement sexuel et invitent les États à adopter des mesures préventives contre ce type de harcèlement. Elle note qu’ils reconnaissent en outre le harcèlement au travail comme un problème de santé et de sécurité au travail qui doit être prévenu et traité comme tel, et qu’ils incitent à l’adoption de mesures plus poussées afin de prévenir le harcèlement sexuel, au travail comme ailleurs, et d’y mettre fin de manière effective.
Dès lors toutefois que le principal grief de la requérante concerne la réponse, insuffisante selon elle, que les procureurs et juridictions saisis ont donnée à ses plaintes, la Cour décide de faire porter son examen sur les mécanismes qui avaient été mis en place par les autorités étatiques et dont la requérante avait la possibilité d’user aux fins d’obtenir réparation pour les atteintes dont elle se plaignait.
Au regard du droit interne, le harcèlement sexuel est une infraction pénale. Considéré comme la plus grave des formes de harcèlement, il est sanctionné par une peine plus lourde que les autres formes de harcèlement interdites. De fait, la police et le procureur ont jugé nécessaire en l’espèce l’ouverture d’une enquête pénale. La requérante n’avait donc aucune raison de douter que cette enquête pénale serait effective et susceptible de lui permettre d’obtenir réparation. Un recours de droit pénal, s’il est jugé effectif, suffit en lui-même à satisfaire l’obligation procédurale qui découle de l’article 8. Tenant compte du fait que le parquet et la juridiction saisie ont tous deux conclu que la requérante, contrairement à ce qu’elle alléguait, n’avait pas été humiliée par C.P., la Cour estime en conséquence qu’on ne peut considérer que la requérante aurait dû utiliser d’autres voies de recours, par exemple une action civile. D’autres voies de recours se trouvaient certes à sa disposition, mais elles ne présentaient probablement pas davantage de chances de succès.
En conséquence, la question qui se pose est celle de savoir si, dans le cadre de la procédure pénale portant sur les allégations de harcèlement sexuel formulées par la requérante, l’État a suffisamment protégé le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et, en particulier, de son intégrité personnelle.
L’enquête portant sur la plainte qui avait été déposée par la requérante a été ouverte rapidement et, dans toutes les décisions qu’elles ont rendues, les juridictions internes ont confirmé que C.P. avait commis les actes dont l’intéressée l’accusait. Rien dans lesdites décisions ne permet toutefois à la Cour de déterminer par quel raisonnement les autorités sont parvenues à leur conclusion définitive. Le parquet s’est contenté de décrire en détail les éléments de preuve qui avaient été produits, sans expliquer en quoi ceux-ci étayaient sa décision. Il apparaît en outre qu’il n’a pas considéré les propos de la requérante dans leur contexte et qu’il a estimé qu’il ne s’agissait pas d’éléments de preuve pertinents. La Cour rappelle à cet égard que, comme la violence domestique, le harcèlement sexuel n’apparaît pas toujours au grand jour, un grand nombre de cas n’étant pas signalés : il s’agit d’actes qui ont souvent lieu dans le cadre de relations personnelles et à l’abri des regards, ce qui rend d’autant plus difficile pour les victimes d’en apporter la preuve. Faute d’une motivation susceptible d’expliquer la manière dont le droit avait été interprété et appliqué aux faits de la cause, les décisions ultérieures n’ont pas remédié à ces lacunes. La Cour observe de surcroît que ni le parquet ni la juridiction saisie n’ont motivé leur conclusion selon laquelle la requérante n’avait pas été humiliée par les actes dénoncés par elle et qu’ils n’ont pas tenté de replacer dans leur contexte les éléments de preuve dont ils disposaient relativement aux sentiments que la requérante avait éprouvés après ses rencontres avec C.P., par exemple en évaluant la relation de pouvoir et de subordination qui existait entre eux ou les menaces qu’elle disait avoir reçues de lui.
Si le droit interne considère le respect de la dignité de chacun comme un élément essentiel, les autorités n’ont toutefois pas cherché à y relier leurs conclusions, et elles n’ont pas non plus entrepris de démarches actives pour déterminer les conséquences que les actes de C.P. avaient pu avoir pour la requérante. Étant donné l’importance que revêt la dimension d’humiliation ou d’intimidation de la victime pour qu’un acte puisse être jugé constitutif de l’infraction de harcèlement sexuel, les autorités auraient pu ordonner une évaluation psychologique de la requérante et faire ainsi analyser par un expert la manière dont elle avait réagi après ses rencontres avec C.P. et les conséquences psychologiques que ces rencontres avaient pu avoir pour elle. Elles auraient également pu vérifier si la requérante avait de quelconques motifs de faire, ainsi que l’avaient insinué certains témoins, des déclarations calomnieuses à l’égard de C.P.
La Cour relève par ailleurs avec préoccupation que le parquet a reproduit de manière détaillée dans sa décision les insinuations auxquelles C.P. s’était livré dans ses déclarations à propos de la vie privée de la requérante et des raisons qui avaient pu motiver ses actes et ses accusations. S’il pouvait être nécessaire pour le parquet de faire référence à certains aspects de ces déclarations dans sa décision, la Cour ne voit toutefois pas en quoi le fait de les y reproduire dans leur intégralité pouvait être utile aux fins de l’examen de la question de savoir si une infraction pénale avait été commise. Elle estime que la présence dans la décision de ces insinuations révélait un manque de sensibilité et de respect envers la requérante, qu’elle la stigmatisait et qu’elle peut donc s’analyser en une atteinte à ses droits garantis par l’article 8. Elle note de même que le procureur n’a pas démontré la nécessité de la confrontation qui fut organisée entre la requérante et un témoin, à savoir le chef de la sécurité des passagers de la filiale régionale de la société, à propos de la rencontre qui avait eu lieu dans le bureau de celui-ci avec C.P. et la requérante et des conséquences que cette rencontre avait pu avoir pour cette dernière. La Cour rappelle à cet égard que les autorités doivent évaluer soigneusement la nécessité d’une confrontation, et qu’elles doivent prendre en compte et protéger la dignité et la sensibilité de la victime.
La Cour observe qu’à l’échelle internationale le harcèlement sexuel est condamné sans ambiguïté et que les États sont incités à sanctionner effectivement les auteurs de tels actes pour mettre fin à l’impunité dont ils peuvent jouir. Elle note de surcroît que les instruments internationaux applicables exigent de leurs Parties contractantes qu’elles prennent les mesures, législatives et autres, qui sont nécessaires pour protéger les droits et les intérêts des victimes, notamment des mesures de protection contre la victimisation secondaire. Elle estime toutefois que les autorités ne se sont pas acquittées leur obligation de protection contre la victimisation secondaire en l’espèce.
Enfin, même après que la société de chemins de fer eut été informée des plaintes pour harcèlement sexuel déposées par la requérante, cette dernière a continué de subir les conséquences de ce harcèlement et a fini par être contrainte de démissionner. Or les autorités n’ont, dans leur appréciation des griefs de la requérante, pas tenu compte de cette situation, qui doit pourtant avoir accru sa détresse et son sentiment d’impuissance.
Pour ces raisons, la Cour conclut que l’enquête qui a été menée relativement à l’affaire de la requérante présentait des lacunes d’une importance telle qu’elles s’analysent en un manquement de l’État aux obligations positives qui lui incombaient en vertu de l’article 8.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 7 500 EUR pour dommage moral.
© Conseil de l’Europe/Cour européenne des droits de l’homme Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.
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