HÂRȚESCU ET ARCANA c. ROUMANIE
Doc ref: 31959/17;16655/18 • ECHR ID: 001-217473
Document date: April 26, 2022
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QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes n os 31959/17 et 16655/18 Ioan HRȚESCU contre la Roumanie et Eduard ARCANA contre la Roumanie
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant le 26 avril 2022 en une chambre composée de :
Yonko Grozev, président, Tim Eicke, Faris Vehabović, Iulia Antoanella Motoc, Armen Harutyunyan, Pere Pastor Vilanova, Jolien Schukking, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section ,
Vu les requêtes susmentionnées introduites les 23 octobre 2017 et 26 mars 2018,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant de la première requête, M. Ioan Hârțescu (« le premier requérant »), est un ressortissant roumain né en 1961 et résidant à Oneşti. Il a été autorisé à se représenter lui-même devant la Cour.
2. Le requérant de la deuxième requête, M. Eduard Arcana (« le deuxième requérant »), est un ressortissant roumain né en 1987 et, d’après les dernières informations disponibles à la Cour, il est détenu dans la prison de Găeşti. Il est représenté devant la Cour par M e G.-B. Pocovnicu, avocat exerçant à Bacău.
3. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, en dernier lieu M me O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l’espèce
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Le requérant se trouvait en détention lorsque le 9 février 2017 survint le décès de sa mère dont les funérailles étaient prévues pour le 13 février 2017.
6 . Le 13 février 2017, après avoir réuni les documents nécessaires apportés par les membres de sa famille, l’intéressé demanda l’autorisation de sortir de la prison pour assister aux funérailles de sa mère. Le même jour, la « commission des récompenses » de la prison rejeta la demande du requérant, la décision de rejet lui ayant été communiquée au cours de cette journée. La commission prit en compte la nature de l’infraction pour laquelle le requérant avait été condamné (rapport sexuel avec un mineur) et le fait que l’intéressé n’avait pas reçu de visite de sa famille en prison depuis août 2016.
7. Le 17 février 2017, le requérant contesta la décision de rejet devant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté. Par une décision du 24 février 2017, le juge rappela que la « commission des récompenses » n’était pas tenue d’autoriser la sortie en question si les conditions prévues par la loi n’étaient pas réunies. Il rejeta l’action.
8. Le 8 mars 2017, le requérant contesta devant le tribunal de première instance de Găești la décision litigieuse. Par un jugement définitif du 14 avril 2017, mis au net le 24 avril 2017, le tribunal, estimant la contestation du requérant mal fondée, la rejeta au motif que les tribunaux ne pouvaient pas accorder des récompenses aux détenus dont la question relevait de la compétence exclusive des autorités pénitentiaires. Il souligna en conséquence qu’il ne pouvait examiner le bien-fondé de la décision refusant l’octroi d’une autorisation de sortie sous la forme d’une récompense. Son contrôle porta donc uniquement sur la légalité de la procédure qu’il estima régulière.
9 . Le requérant se trouvait en détention lorsque le 26 février 2017 survint le décès de son père.
10 . Le 28 février 2017, la mère du requérant déposa une demande au nom de celui-ci afin de lui permettre d’assister aux funérailles de son père prévues pour le 2 mars 2017. Ayant pris en compte le restant de la peine à exécuter de vingt ans et six mois (première possibilité de libération conditionnelle à partir d’août 2021) ainsi que les renseignements fournis par le poste de police de la commune dans laquelle le requérant habitait avant son incarcération qui faisaient état de disputes entre l’intéressé et son père, la « commission des récompenses » de la prison, par une décision du même jour, refusa d’accorder au requérant une autorisation de sortie.
11 . Le 13 mars 2017, le requérant contesta la décision de la « commission des récompenses » devant les tribunaux. Par une décision du 22 mars 2017, le juge chargé du contrôle de la privation de liberté de la prison de Tulcea rejeta l’action comme irrecevable au motif que la décision de la commission des récompenses ne faisait pas partie de celles qui pouvaient faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Par un jugement du 27 septembre 2017, le tribunal de première instance de Tulcea annula la décision du 22 mars 2017 estimant que l’autorisation de sortie de prison était un droit du détenu et non une simple récompense. En conséquence, il renvoya l’affaire devant le juge de premier ressort lui enjoignant d’examiner le bien-fondé de l’action du requérant.
12. Par un jugement définitif du 6 décembre 2017, le juge chargé du contrôle de la privation de liberté de la prison de Tulcea, se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière ( Kanalas c. Roumanie , n o 20323/14, 6 décembre 2016), constata que le refus des autorités pénitentiaires n’était pas justifié et qu’ainsi le droit du requérant « de participer aux funérailles de son père avait été méconnu ».
13. Les dispositions pertinentes applicables en l’espèce ainsi que la jurisprudence des tribunaux nationaux sont décrites dans l’arrêt Kanalas c. Roumanie (n o 20323/14, §§ 22 et 26, 6 décembre 2016).
GRIEFS
14. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent du refus opposé par l’administration pénitentiaire de les autoriser à sortir de la prison afin d’assister aux funérailles de leurs parents. Le premier requérant cite en outre l’article 6 de la Convention à l’appui de son grief.
15 . Dans la requête n⁰ 31959/17, se référant à l’arrêt Kanalas , précité, le requérant invoque de surcroît l’article 13 de la Convention et dénonce une absence de recours effectif propre à contester le refus des autorités pénitentiaires.
EN DROIT
16. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en une seule décision (article 42 § 1 du règlement de la Cour).
17. Les requérants se plaignent du refus par les autorités pénitentiaires de les autoriser à sortir de prison afin d’assister aux funérailles de leurs parents. Le premier requérant dénonce de surcroît une absence de recours effectif qui lui aurait permis de contester ce refus. Ils invoquent les articles 6, 8 et 13 de la Convention. Les requêtes ont été communiquées sur le terrain de l’article 8 (en ce qui concerne les deux requêtes) et de l’article 13 de la Convention (pour la première requête), ainsi libellés :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien ‑ être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
18. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas la qualité de victime d’une violation de la Convention. Il argue que les requérants n’ont pas formulé de demandes d’autorisation de sortie de la prison, seuls les membres de leurs familles ayant informé les autorités pénitentiaires de la survenance des décès. Il considère dès lors que les requérants ne peuvent alléguer que l’administration pénitentiaire ne leur a pas accordé une autorisation de sortie qu’ils n’avaient jamais demandée.
19. Les intéressés contestent la version du Gouvernement faisant valoir que des demandes d’autorisation de sortie ont bel et bien été déposées.
20. La Cour note que des demandes ont été déposées au nom des requérants et que les « commissions des récompenses » les ont examinées et rejetées sur le fond. Elle n’estime pas nécessaire de se pencher plus en avant sur la question relative à l’incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention, dans la mesure où les requêtes se heurtent à un autre motif d’irrecevabilité.
21 . La Cour observe que les requérants se sont vu opposer un refus de sortie de prison les 13 et 28 février 2017, respectivement (paragraphes 6 et 10 ci-dessus). Si la décision de la « commission des récompenses » a été communiquée au premier requérant le jour même, soit le 13 février 2017 (paragraphe 6 ci-dessus), la date de la communication de la décision rendue par cette commission au deuxième requérant n’apparaît pas dans les pièces du dossier. En tout état de cause, l’intéressé en a pris connaissance le 2 mars 2017, jour des funérailles, ou le 13 mars 2017, au plus tard, date à laquelle il l’a contestée devant le juge (paragraphe 11 ci-dessus). Les deux requérants ont contesté ces décisions devant les tribunaux. Compte tenu des dates d’introduction de leurs requêtes, il convient d’examiner si le délai de six mois a été respecté en l’espèce. La Cour rappelle à cet égard que la règle des six mois est une règle d’ordre public et que, par conséquent, elle doit l’appliquer d’office ( Sabri Güneş c. Turquie [GC], n o 27396/06, § 29, 29 juin 2012).
22. La Cour renvoie aux principes bien établis dans sa jurisprudence concernant la règle des six mois ( Sabri Güneş , précité, §§ 39-40). Elle rappelle, en particulier, qu’il importe de garder à l’esprit que les exigences contenues dans l’article 35 § 1 de la Convention concernant la règle des six mois et celle de l’épuisement des voies de recours internes doivent être entendues en étroite corrélation. Ainsi, lorsque le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance habituellement à la date des actes ou mesures dénoncés. Cependant, des considérations spéciales peuvent s’appliquer dans des cas exceptionnels, lorsqu’un requérant exerce un recours interne et prend conscience, ou aurait dû prendre conscience, par la suite, de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif. En pareil cas, le point de départ de la période de six mois peut coïncider avec la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation. L’exercice de recours qui ne satisfont pas aux exigences de l’article 35 § 1 ne sera pas pris en compte par la Cour aux fins d’établir la date de la « décision définitive » ou de calculer le point de départ du délai de six mois. Il s’ensuit que si le requérant use d’un recours voué à l’échec dès le départ, la décision sur ce recours ne peut être prise en compte pour le calcul du délai de six mois ( Jeronovičs c. Lettonie [GC], n o 44898/10, § 75, 5 juillet 2016).
23. La Cour rappelle ensuite que, dans son arrêt de principe Kanalas c. Roumanie (n o 20323/14, §§ 41-46, 6 décembre 2016), après avoir examiné une exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement, elle a considéré qu’une plainte formée devant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté, fondée sur les dispositions de la loi n o 254/2013 sur l’exécution des peines et des mesures privatives de liberté ordonnées par les autorités judiciaires au cours du procès pénal (« la loi n o 254/2013 »), ne saurait être considérée, avec un degré suffisant de certitude comme un recours effectif. Elle a conclu qu’il n’existait pas en droit roumain de recours effectif pour se plaindre du refus opposé aux requérants par les autorités pénitentiaires de les autoriser à sortir de prison afin d’assister aux funérailles de leurs parents proches. Dans les présentes requêtes, ni les requérants ni le Gouvernement n’ont apporté d’éléments pertinents pour remettre en cause ce constat.
24. En ce qui concerne la première requête, la Cour observe d’emblée que la décision de la « commission des récompenses » a été communiquée au requérant le jour même des funérailles et que rien n’indique que sa plainte aurait pu remédier à son grief dans les circonstances de l’espèce ( Kanalas , précité, § 45). En effet, elle note que les tribunaux ont examiné la plainte formulée par le requérant contre la décision de la commission compétente plus de deux mois plus tard et que, en tout état de cause, ils ont refusé d’analyser le bien-fondé de celle-ci.
25. Pour ce qui est de la deuxième requête, par le jugement définitif du 6 décembre 2017, les juridictions ont finalement reconnu que le droit du requérant avait été méconnu. Toutefois, ce jugement ne peut pas être considéré comme un recours effectif car il a été rendu très tard, plusieurs mois après les funérailles (voir, mutatis mutandis , Czarnowski c. Pologne , n o 28586/03, §§ 20-21, 20 janvier 2009, et, dans un contexte différent, mais s’agissant d’un recours a posteriori , Alekseyev et autres c. Russie , n os 14988/09 et 50 autres, §§ 13-16, 27 novembre 2018 – concernant les conditions d’organisation et les modalités de tenue des rassemblements publics). De plus, il n’a pas été démontré que ce jugement ouvrait la voie à une indemnisation, même au moyen d’une action séparée ultérieure.
26. Ensuite, la Cour note que les requérants auraient dû savoir que le recours fondé sur la loi n o 254/2013 n’était pas un recours effectif au sens de la Convention. En effet, bien avant le refus opposé par les autorités pénitentiaires de les autoriser à participer aux funérailles de leurs parents en février 2017, la Cour s’était déjà prononcée à cet égard dans l’arrêt Kanalas , précité.
27. À la lumière de ce qui précède, la Cour entend que le délai de six mois commençait à courir à compter de la date où les requérants ont eu connaissance des décisions des « commissions des récompenses » (paragraphe 21 ci-dessus). Or les présentes requêtes ont été introduites les 23 octobre 2017 et 26 mars 2018, respectivement, soit plus de six mois plus tard dans chaque cas.
Dès lors, les requêtes sont tardives et doivent être déclarées irrecevables, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Fait en français puis communiqué par écrit le 19 mai 2022.
Ilse Freiwirth Yonko Grozev Greffière adjointe Président