AYTEKIN v. TURKEYOPINION DISSIDENTE DE M. A.S. GÖZÜBÜYÜK
Doc ref: • ECHR ID:
Document date: September 18, 1997
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OPINION DISSIDENTE DE M. A.S. GÖZÜBÜYÜK
Après mûre réflexion, et tout bien pesé, j'ai décidé de ne pas
me rallier à l'opinion de la majorité de la Commission selon laquelle
il y avait eu, en l'espèce, violation de l'article 2 de la Convention.
En voici les raisons.
Les tragiques événements qui se sont soldés par la mort de
l'époux de la requérante doivent être replacés dans le contexte très
particulier de l'affaire, car ils se sont produits dans une région où,
malheureusement, sévit le terrorisme et où les atteintes aux biens et
aux personnes sont monnaie courante. La tâche des forces de l'ordre
consistant à assurer un ordre public constamment menacé est rendue plus
difficile par le climat d'instabilité qui règne dans la région; d'où
une tension extrême qui pèse sur ceux-là même qui ont la lourde tâche
d'éviter que des atteintes à l'ordre public ne se produisent.
Les faits de la cause sont à ce titre exemplaires: voici le
conducteur d'une voiture qui n'obtempère pas sur le champ à l'ordre qui
lui a été donné de s'arrêter malgré une sommation (tir en l'air) du
gendarme qui se trouvait au poste de contrôle. Quelques dizaines de
mètres après, un deuxième coup est tiré en direction de la voiture. Ce
tir s'avère mortel, car il atteint le conducteur à la nuque.
Les circonstances exactes de l'incident n'ont pu être élucidées.
Une enquête est en cours devant les juridictions turques. Dès lors, il
s'avère pour le moins malaisé pour la Commission de porter un jugement,
comme elle le fait, qui se veut définitif sur les responsabilités qui
se dégagent en l'occurrence.
Je me limiterai simplement à relever qu'il n'est pas exclu que
la voiture n'a jamais arrêté avant le tir mortel. De ce fait, le
gendarme a pu raisonnablement croire que tout danger de voir les
occupants de la voiture se soustraire par la fuite au contrôle n'était
pas à écarter. A-t-il agi de façon intempestive? Les autorités
ont-elles pris toutes les mesures de précaution pour que des incidents
du genre de celui qui est ici en cause ne se produisent? L'enquête en
cours nous le dira, et on peut regretter peut-être qu'elle ne soit pas
plus rapide. Mais, encore une fois, je tiens à souligner qu'il s'agit
là de questions qui ne sauraient être élucidées qu'au plan interne,
d'autant qu'en l'occurrence le gendarme fait actuellement l'objet de
poursuites devant les juridictions pénales. L'impartialité de ces
juridictions ainsi que l'efficacité de leur instruction ne sont
aucunement mises en cause.
Je terminerai par deux remarques qui me paraissent répondre aux
interrogations que l'on est en droit de se poser lorsque de tels
incidents se produisent.
La violence terroriste met à rude épreuve les institutions
démocratiques et oblige les citoyens à redoubler de prudence. Ce qu'a
reconnu implicitement la Commission lorsque, dans une situation somme
toute assez voisine de celle qui est ici en cause, a dans une décision
d'irrecevabilité à laquelle l'avis de la majorité se réfère amplement,
fait siennes les observations du juge national selon lesquelles "si le
risque de blesser gravement les occupants du véhicule était certes
très grand, le type de dommages à éviter (tel que l'estimaient
raisonnablement les soldats) en les empêchant de s'enfuir était encore
plus important, puisqu'il s'agissait de la liberté pour des terroristes
de poursuivre leurs activités de mort et de destruction." (n° 17579/90,
déc. 13.03.90, DR 74 p. 139). J'ajouterai que la difficulté réside
précisément dans le fait que l'on ne sait pas d'avance à qui l'on a
affaire, d'où la prudence extrême dont doivent faire preuve les
citoyens.
Enfin, sur un terrain plus juridique qui concerne l'application
de la Convention, comment ne pas attribuer un poids déterminant Ã
l'observation de la Cour européenne selon laquelle "il n'entre pas dans
ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des
cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de
peser les données recueillies par eux." (Cour eur. DH, arrêt Klaas du
22 septembre 1993, série A n° 269, par. 29, p. 17). Je rappelle qu'en
l'espèce la Cour avait à se prononcer sur une allégation de mauvais
traitements et qu'elle a estimé sur la base des jugements rendus par
les juridictions nationales, qu' "aucun élément propre à remettre en
cause le constat de ces juridictions" n'avait été fourni et qu'elle
ne possédait "aucune donnée convaincante qui puisse l'amener Ã
s'écarter des constatations de fait des juges nationaux." (ibid.
par. 30). Ce qui confirme que dans un domaine aussi délicat comme l'est
celui de l'appréciation des responsabilités éventuelles pour des actes
de la nature de ceux qui sont ici en jeu, le juge supranational doit
nécessairement attendre que le juge national se soit prononcé. Il y va
du respect, d'ailleurs, du principe de subsidiarité qui régit la
répartition des compétences entre les Etats et les organes de contrôle
de la Convention.