Mesić c. Croatie
Doc ref: 19362/18 • ECHR ID: 002-13652
Document date: May 5, 2022
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Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 262
Mai 2022
Mesić c. Croatie - 19362/18
Arrêt 5.5.2022 [Section I]
Article 10
Article 10-1
Liberté d'expression
Condamnation justifiée au civil pour diffamation en ce qui concerne les propos tenus par l’ex-président selon lesquels un avocat avait besoin de soins psychiatriques pour l’avoir dénoncé dans une plainte au pénal : non-violation
En fait – Le requérant est l’ancien président croate. Dans le cadre d’une plainte au pénal déposée en France, M e Jurašinović, un avocat d’origine croate, fit des remarques indiquant que son client avait été victime d’une tentative de meurtre et d’extorsion par le requérant. La plainte ainsi que les liens que ce dernier aurait eu avec les faits dénoncés furent ultérieurement relatés dans deux articles d’actualités. Interrogé au sujet de ces articles, le requérant nia toute implication et suggéra à M e Jurašinović de se rendre, lors de sa prochaine visite en Croatie, dans un hôpital psychiatrique où des gens comme lui pourraient recevoir un traitement adéquat. Cette déclaration fut reprise par un certain nombre de médias croates.
A la suite de cela, M. Jurašinović engagea devant le juge civil croate une action en diffamation à l’issue de laquelle il obtint des dommages-intérêts ainsi que le remboursement de ses dépens. Le requérant contesta ce jugement jusque devant la Cour constitutionnelle, mais en vain.
En droit – Article 10 : Le jugement litigieux s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant. L’ingérence était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui. La Cour doit donc rechercher si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».
La déclaration du requérant – selon laquelle M e Jurašinović avait besoin d’un traitement psychiatrique – était suffisamment grave pour faire entrer en jeu les droits de ce dernier découlant de l’article 8. Le requérant l’a faite à l’époque où il était le chef de l’État et elle a été largement diffusée par différents médias. Qu’il eût fallu l’entendre en un sens littéral ou métaphorique, cette déclaration était susceptible non seulement de ternir la réputation de M e Jurašinović mais aussi de lui porter préjudice dans son milieu professionnel et social. Par ailleurs, insulter quelqu’un en disant qu’il a besoin d’un traitement psychiatrique est irrespectueux vis-à-vis des personnes atteintes de troubles mentaux.
Dans les affaires où sont en conflit le droit à la réputation et le droit à la liberté d’expression, le juge interne saisi d’une plainte en diffamation est censé se livrer à une mise en balance de ces deux droits, à l’aune des critères établis dans la jurisprudence de la Cour. Il peut être tenu aussi de tenir compte de certains critères supplémentaires : ainsi, dans le cas d’espèce, la qualité d’homme politique et de haut responsable de l’État du requérant et, d’un autre côté, la qualité d’avocat de M e Jurašinović, ont pu avoir une importance. Si les tribunaux civils ont reconnu qu’il était question en l’espèce de deux droits en conflit, ils ne se sont à aucun moment référés aux critères pertinents dégagés dans la jurisprudence de la Cour, n’examinant le dossier que sous le seul angle du droit civil. Ils n’ont donc pas opéré la mise en balance voulue entre ces deux droits. De la même manière, la Cour constitutionnelle n’a pas examiné le dossier sous l’angle du droit constitutionnel : elle s’est simplement contentée de déclarer irrecevable le recours constitutionnel que le requérant avait formé. La Cour doit donc livrer elle-même la mise en balance nécessaire.
a) La notoriété et le comportement antérieur de l’intéressé
M e Jurašinović n’était pas une personnalité publique avant la diffusion par les médias croates d’informations relatives à une partie de la plainte au pénal et il n’avait tenu aucun propos en public au sujet du requérant. L’allégation qui avait provoqué la déclaration de ce dernier n’avait pas été faite publiquement et elle n'était pas destinée au public. On ne peut donc pas non plus dire que M e Jurašinović fût sciemment entré dans la sphère publique.
b) Le contenu et la forme de la déclaration ainsi que sa contribution à un débat d’intérêt public
Contrairement à ce qu’a conclu le juge civil interne, la Cour estime que la déclaration litigieuse était une métaphore, donc un pur jugement de valeur qui ne se prêtait pas à une démonstration de son exactitude.
L'implication alléguée d'un chef d'État dans une tentative d’assassinat ou les liens qu’il aurait avec le crime organisé sont sans aucun doute une question d'intérêt public. Le requérant avait le droit de répondre à une telle accusation et de se défendre, ce qu'il a fait. Néanmoins, il est allé plus loin et a tenté de discréditer M. Jurašinović en tant que personne digne de confiance au moyen d’une déclaration offensante faite de termes méprisants et impertinents. Rien n’indique que le requérant ne fût pas en mesure de nier les accusations portées contre lui sans employer le langage contesté. En insultant personnellement M e Jurašinović, le requérant n’a apporté aucune contribution à un débat d’intérêt public et a dépassé les limites de la critique acceptable.
En ce qui concerne la forme de la déclaration, le requérant l’a faite à l’époque où il était le chef de l’État et elle a été largement diffusée par différents médias. Elle était donc susceptible de porter davantage atteinte à la réputation de M e Jurašinović.
c) La qualité de haut responsable de l’État du requérant et la qualité d’avocat de M e Jurašinović
D’une part, en ce qui concerne les hauts responsables de l’État, la Cour met en avant leur liberté d’expression : de manière à préserver celle-ci dans l’exercice de leurs fonctions et la séparation des pouvoirs au sein d’un État, il est acceptable dans une société démocratique que ce dernier accorde une immunité fonctionnelle au chef de l’État ( Urechean et Pavlicenco c. République de Moldova ). D’autre part, comme la Cour l’a reconnu, quoique dans des circonstances différentes, les propos tenus par les hauts responsables de l’État ont généralement davantage de poids (voir, par exemple, Peša c. Croatie ; Ivanovski c. l’ex-république yougoslave de Macédoine ).
Parallèlement, la Cour souligne que les avocats jouent un rôle essentiel dans l’administration de la justice et que le libre exercice de leur profession est indispensable à la mise en œuvre intégrale du droit fondamental à un procès équitable garanti par l’article 6 (voir, par exemple, Morice c. France [GC]).
La Cour est également consciente des cas de harcèlement, menaces et agressions d’avocats constatés dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. La déclaration ici en cause ne constituait pas une menace d’internement psychiatrique. Il n’en reste pas moins que les attaques portées par de hauts responsables de l'État – à l’instar de celle à laquelle le requérant s’est livré en l’espèce – visant la réputation des avocats et faisant de ces derniers des objets de dérision de manière à les isoler et à nuire à leur crédibilité sont souvent aussi efficaces qu'une menace tendant à les empêcher d'exercer leurs fonctions professionnelles. Les déclarations de ce type peuvent avoir de graves conséquences sur les droits de l’accusé et sur le droit d’accès à un tribunal, qui sont des éléments essentiels du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1.
Par ailleurs, à l’époque de la déclaration litigieuse, M e Jurašinović était tenu par le secret de l’instruction pénale en France, si bien qu’il lui était interdit de répliquer et qu’il se trouvait ainsi dans une situation encore plus désavantageuse vis-à-vis du requérant, une puissante personnalité publique qui, de par sa qualité de chef de l'État, était très médiatique.
d) Conséquences de la déclaration et gravité de la sanction
Le requérant a été condamné à verser environ 6 660 EUR en réparation du dommage moral. Si le montant de cette somme peut paraître important, la Cour rappelle ce qu’elle a constaté :
– les propos tenus par les hauts responsables de l’État ont plus de poids, de sorte qu’ils causent davantage de tort s’ils sont offensants pour la réputation d’autrui ;
– la déclaration faite par le requérant, à laquelle M e Jurašinović n’était pas en mesure de répondre, a été largement diffusée par différents médias ;
– cette déclaration était susceptible aussi d’avoir un « effet dissuasif » sur l’exercice par M e Jurašinović de ses activités professionnelles en tant qu’avocat.
La condamnation à des dommages-intérêts était donc une sanction appropriée en vue de neutraliser cet effet dissuasif et elle était proportionnée au but légitime de la protection de la réputation de M e Jurašinović.
Au vu de l’ensemble de ces éléments, l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
Conclusion : non-violation (unanimité).
La Cour conclut en outre, à l’unanimité, à la violation de l’article 6 § 1 au motif que la durée de la procédure d’appel engagée par le requérant devant les juridictions internes a été excessive et n’a pas satisfait à l’exigence de « délai raisonnable ».
Article 41 : 2 000 EUR pour dommage moral ; rejet des demandes pour dommage matériel.
(Voir Peša c. Croatie , 40523/08 , 8 avril 2010; Urechean et Pavlicenco c. République de Moldova, 27756/05 et 41219/07, 2 décembre 2014, Résumé juridique ; Ivanovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine , 29908/11, 21 janvier 2016, Résumé juridique ; Morice c. France [GC], 29369/10, 23 April 2015, Résumé juridique )
© Conseil de l’Europe/Cour européenne des droits de l’homme Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.
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