Grosam c. République tchèque
Doc ref: 19750/13 • ECHR ID: 002-13707
Document date: June 23, 2022
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Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263
Juin 2022
Grosam c. République tchèque - 19750/13
Arrêt 23.6.2022 [Section I]
Article 6
Procédure civile
Article 6-1
Tribunal impartial
Tribunal indépendant
Garanties procédurales insuffisantes concernant la désignation des juges non professionnels d’une juridiction disciplinaire et la protection de ceux-ci contre les pressions extérieures : violation
En fait – M. Grosam était huissier. Exerçant en profession libérale, il était chargé pour le compte de l’État de veiller à l’exécution de titres exécutoires (décisions de justice définitives en matière civile, sentences arbitrales, actes notariés exécutoires, actes d’huissiers, etc.).
Le ministre de la Justice, en sa qualité de demandeur en matière disciplinaire, saisit la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême, statuant en tant que juridiction disciplinaire, d’une action disciplinaire contre le requérant pour deux fautes. La juridiction disciplinaire déclara le requérant coupable et le condamna au paiement d’une amende. Le requérant forma un recours constitutionnel pour se plaindre de ce que, selon lui, plusieurs principes du droit procédural pénal avaient été violés, sans succès.
En droit - article 6 § 1 :
Le requérant critiquait la composition de la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême, plus précisément la manière dont elle était désignée par la loi et les conséquences qui en ont selon lui découlé pour l’affaire en cause. En particulier, il se plaignait de ce que les juges professionnels étaient minoritaires (deux juges sur six) et il alléguait que la procédure de sélection des quatre autres membres (assesseurs non professionnels) n’avait pas été entourée de garanties adéquates propres à garantir l’indépendance et la compétence professionnelle des intéressés, ce qui avait selon lui jeté le doute sur l’indépendance et l’impartialité de la chambre disciplinaire dans son ensemble. Partant, l’affaire ne soulève aucune question concernant les juges de la chambre disciplinaire ou leur processus de nomination. En outre, la Cour ne s’intéresse qu’à la question de l’impartialité objective.
a) Sur l’exigence d’indépendance du tribunal
Premièrement, la Cour doit rechercher si la manière dont les membres de la chambre disciplinaire ont été sélectionnés (et le degré d’indépendance des membres en question, en particulier) a pu produire des résultats incompatibles avec l’objet et le but du droit à un « tribunal indépendant ». Ainsi qu’il a été noté, les deux tiers des membres de la chambre étaient des « assesseurs non professionnels », c’est-à-dire des personnes exerçant des professions juridiques spécifiquement choisies.
La procédure paraît raisonnable dans la mesure où les membres en question étaient nommés par le président de la juridiction disciplinaire par tirage au sort sur les listes d’assesseurs non professionnels. Toutefois, la question clé en l’espèce est celle de la transparence de la procédure de nomination des assesseurs non professionnels de la juridiction disciplinaire, en particulier du système d’inscription sur les listes d’assesseurs non professionnels à partir desquelles le tirage au sort était effectué. Le président de la juridiction disciplinaire tenait plusieurs listes d’assesseurs non professionnels. Celle des assesseurs non professionnels exerçant la profession d’huissier renfermait le nom de dix huissiers qui avaient été sélectionnés par le président de la chambre des huissiers en l’absence de critères de sélection prédéterminés et de processus transparent. La seule condition objective était que les candidats devaient avoir exercé leurs fonctions pendant trois ans et satisfait à la condition subjective de bonne moralité. Pour le reste, le président jouissait d’une latitude totale dans son choix.
La Cour observe également que jusqu’à la fin de l’année 2012, époque à laquelle l’affaire du requérant a été examinée par la juridiction disciplinaire, la liste des assesseurs non professionnels comprenait des candidats qui avaient été désignés par les mêmes personnes que pour les procédures concernant des juges, à savoir le président du barreau tchèque et les doyens des facultés de droit des universités publiques. Comme le président de la chambre des huissiers, aucun d’eux n’était soumis à des critères précis ou à un processus de sélection légitime préétabli, et tous jouissaient d’une totale latitude dans le choix des candidats. Bien que les règles de nomination aient changé depuis, le président du barreau tchèque et le médiateur participant désormais au processus, les pratiques en matière de sélection demeurent inchangées.
La Cour se penche ensuite sur la question de l’existence de garanties contre les pressions extérieures. Les deux tiers des membres de la chambre, les assesseurs non professionnels, travaillaient et percevaient leur rémunération d’employeurs externes, ce qui implique inévitablement une dépendance matérielle, hiérarchique et administrative vis-à-vis de leurs employeurs principaux et pouvait ainsi mettre en péril leur indépendance et leur impartialité. Le ministre de la Justice dispose de larges pouvoirs à l’égard des huissiers, et il peut engager des actions disciplinaires contre tout huissier et devenir partie à la procédure disciplinaire. Il est placé au sommet de la hiérarchie et supervise tous les huissiers, y compris deux membres non professionnels de la juridiction disciplinaire. À cet égard, la rémunération des huissiers (y compris de ceux qui ont siégé à la chambre disciplinaire en l’espèce) était régie par le règlement du ministère de la Justice. Dès lors, la rémunération de deux membres de la chambre disciplinaire dépendait directement du ministère de la Justice, dont le chef était également l’auteur de la demande disciplinaire en l’espèce.
De plus, il est possible que ce soit le procureur général qui ait choisi parmi les procureurs dix candidats à inscrire sur la liste de laquelle le nom des deux autres assesseurs non professionnels devait être tiré. Les procureurs sont systématiquement considérés en droit tchèque comme faisant partie de l’exécutif, et ils reçoivent leur rémunération du ministère de la Justice. Le chef de ce ministère, le ministre de la Justice, peut toutefois agir en qualité de demandeur en matière disciplinaire dans des procédures dirigées contre des procureurs, c’est-à-dire contre des membres de la chambre disciplinaire. Dans le même temps, il était aussi l’auteur de la demande disciplinaire dans l’affaire en cause. Ainsi, lorsqu’il introduit une action disciplinaire contre un huissier, comme en l’espèce, cela a créé le risque qu’au moins deux (les assesseurs non professionnels sélectionnés parmi les huissiers uniquement), voire trois, membres de la chambre disciplinaire (lorsqu’un procureur est tiré au sort pour siéger en tant qu’assesseur non professionnel) ne soient pas totalement impartiaux à l’égard de l’huissier que le ministre de la Justice souhaite sanctionner.
On pourrait considérer que les éléments qui précèdent jettent en eux-mêmes le doute quant à l’indépendance personnelle et institutionnelle nécessaire à une prise de décision impartiale, qui est également une condition préalable à l’impartialité. Cette lacune se trouve aggravée par l’absence de garanties procédurales quant à la manière dont les listes des assesseurs non professionnels étaient constituées et, apparemment aussi, par l’absence de garanties contre les pressions extérieures que pouvaient subir les personnes désignées pour examiner une affaire donnée.
Enfin, en ce qui concerne l’apparence d’indépendance, la Cour, pour les raisons exposées ci-dessus, ne peut considérer que le processus de présélection ait été transparent et clair ni qu’il ait offert des garanties procédurales d’indépendance suffisantes. De plus, elle constate avec préoccupation que les modalités de nomination des assesseurs non professionnels en l’espèce étaient totalement différentes des modalités générales de nomination des assesseurs non professionnels dans l’ordre juridique tchèque, dans la mesure où ceux-ci n’étaient pas élus ou sélectionnés selon une procédure établie, et où le processus de sélection était entièrement concentré entre les mains des personnes procédant aux nominations. Par ailleurs, l’apparence d’indépendance s’est également trouvée fragilisée par l’absence de garanties contre les pressions extérieures et l’étroite proximité avec le ministre de la Justice d’au moins une partie des assesseurs non professionnels.
b) Sur l’exigence d’impartialité du tribunal
Les questions d’indépendance et d’impartialité sont étroitement liées et les préoccupations relatives à ces deux questions ont déjà été examinées conjointement ci-dessus.
La Cour relève en outre qu’en vertu du droit interne, la compétence territoriale des huissiers n’était pas limitée quant à l’exercice de leurs activités ; en d’autres termes, quiconque souhaitait faire appel aux services d’un huissier pouvait s’adresser à l’huissier de son choix. Partant, les deux huissiers ayant siégé en qualité d’assesseurs non professionnels au sein de la chambre disciplinaire appelée à examiner la cause du requérant, c’est-à-dire un tiers des membres de la chambre, étaient ses concurrents directs.
Globalement, à la lumière de ce qui précède, la réglementation relative à la création de la chambre disciplinaire des huissiers qui a examiné et tranché la cause du requérant n’offrait pas des garanties suffisantes propres à garantir l’indépendance et l’impartialité des assesseurs non professionnels, et, partant, de la chambre disciplinaire dans son ensemble.
c) Sur le point de savoir si les allégations relatives au droit à un « tribunal indépendant et impartial » ont été effectivement examinées et redressées par les juridictions internes
La décision de la juridiction disciplinaire n’était pas susceptible de recours. Le requérant ne pouvait donc former qu’un recours constitutionnel. Dans son contrôle ultérieur, la Cour constitutionnelle ne jouissait pas de la plénitude de juridiction puisqu’elle n’a examiné l’affaire du requérant que sous l’angle de la conformité de la décision litigieuse au droit constitutionnel, ce qui a rendu impossible un examen complet des faits pertinents. Compte tenu de cette limitation, la Cour constitutionnelle s’est trouvée dans l’impossibilité d’examiner l’affaire et de motiver sa décision au même titre qu’une juridiction jouissant de la plénitude de juridiction.
Ainsi, la Cour constitutionnelle n’a pas pu procéder à un réexamen complet de l’affaire et, par conséquent, dans le cas des huissiers, remédier aux défaillances de la chambre disciplinaire.
Conclusion : violation (quatre voix contre trois).
Article 41 : 4 000 EUR pour préjudice moral. La Cour rejette la prétention au titre du dommage matériel.
Article 46 : la Cour conclut qu’il incombe à l’État défendeur de prendre toute mesure générale propre à résoudre les problèmes à l’origine des conclusions de la Cour, et à empêcher que des violations similaires ne se reproduisent à l’avenir. Cela étant, le constat d’une violation en l’espèce ne saurait passer pour imposer à l’État défendeur une obligation au regard de la Convention de rouvrir toutes les affaires similaires qui ont depuis lors acquis force de chose jugée conformément au droit tchèque.
(Voir aussi H. c. Belgique , 8950/80, 30 novembre 1987; Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], 2312/08 et 34179/08, 18 juillet 2013, Résumé juridique ; Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], 26374/18, 1 décembre 2020, Résumé juridique )
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