Besnik Cani c. Albanie
Doc ref: 37474/20 • ECHR ID: 002-13806
Document date: October 4, 2022
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Résumé juridique
Octobre 2022
Besnik Cani c. Albanie - 37474/20
Arrêt 4.10.2022 [Section III]
Article 6
Procédure civile
Article 6-1
Droits et obligations de caractère civil
Tribunal établi par la loi
Violation manifeste du droit interne ayant entaché la nomination d’un juge membre du collège chargé de l’évaluation du requérant, qui était alors procureur et qui fut révoqué sans contrôle juridictionnel ou redressement effectifs : violation
En fait – Dans le cadre d’une réforme du système judiciaire national qui avait commencé en 2016 et qui comprenait notamment l’évaluation de tous les juges et procureurs, le requérant, qui était procureur, fut évalué et révoqué par la Chambre d’appel spéciale (la « CAS »). Il avait demandé que l’un des juges du collège chargé de son évaluation, L.D., en fût exclu au motif qu’il avait été révoqué en 1997 pour infraction à la loi et incompétence et que sa nomination comme membre de la CAS avait en conséquence emporté violation du critère d’éligibilité établi à l’article 6 § 1 point dh) de la loi sur l’évaluation. Cette disposition prévoyait qu’un candidat au poste de juge à la CAS qui faisait l’objet d’une mesure disciplinaire de révocation au moment du dépôt de sa candidature ne pouvait pas être nommé à ce poste. La CAS puis la Cour constitutionnelle refusèrent toutes deux d’examiner au fond la demande du requérant, estimant qu’elles n’étaient pas compétentes pour ce faire. La Cour constitutionnelle déclara toutefois qu’il appartenait à la CAS, en tant que chambre indépendante de la Cour constitutionnelle, de veiller à ce que le droit du requérant à un tribunal établi par la loi fût respecté.
Alors que son évaluation était en cours, le requérant déposa une plainte pénale contre L.D., qui fut reconnu coupable de faux pour avoir produit des documents personnels qui n’indiquaient pas qu’il avait été révoqué par le passé. L.D., qui faisait déjà l’objet d’une suspension, fut alors révoqué de son poste de juge à la CAS par la commission disciplinaire de cet organe.
En droit – Article 6 § 1 : La Cour examine la question de savoir si, du fait de la présence de L.D. au sein du collège, l’évaluation du requérant a emporté violation de son droit à un « tribunal établi par la loi » au regard des critères énoncés dans l’arrêt Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC].
a) Sur le point de savoir s’il y a eu violation manifeste du droit interne – Cette question portant sur la nomination du juge L.D. à la CAS n’a reçu de réponse de la part d’aucune des juridictions internes qui ont eu à connaître, dans quelque cadre que ce soit, de l’affaire. La Cour peut toutefois prendre en considération les constats contextuels qu’elles ont faits à cet égard, lesquels n’ont du reste pas été contestés par les parties : premièrement, la nomination à la CAS d’un candidat ne satisfaisant pas à la condition établie à l’article 6 § 1 point dh) de la loi sur l’évaluation devait être réputée contraire au droit interne. Deuxièmement, L.D. avait fait l’objet d’une mesure disciplinaire de révocation pour infraction à la loi et incompétence. Troisièmement, l’article 6 § 1 point c) de la loi susmentionnée prévoyait que les candidats au poste de juge dans l’un des organes d’évaluation devaient avoir fait l’objet, au cours de leur carrière, d’évaluations positives de leurs compétences professionnelles, de leur déontologie et de leur intégrité morale, ce qui paraît difficilement compatible avec une révocation antérieure pour « infraction à la loi et incompétence ».
S’il n’appartient pas à la Cour de donner une interprétation définitive du droit interne, spécialement en l’absence de déclarations claires et faisant autorité de la part des juridictions nationales, il semble clair que le fait que L.D. avait été révoqué soulève des questions importantes quant à la régularité de sa nomination au poste de juge à la CAS, nomination que le requérant a en outre spécifiquement contestée au cours de la procédure interne. L’intéressé a donc allégué de manière sérieuse et défendable une violation manifeste du droit interne à cet égard, ce qui entraînait pour les juridictions nationales l’obligation de se pencher sur cette question.
b) Sur le point de savoir si la violation du droit interne portait sur une règle fondamentale de la procédure de nomination des juges – Les critères d’éligibilité pour la nomination des juges sont considérés comme des règles fondamentales dont la violation porte atteinte au but et à l’effet de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi ». Ces règles visent à préserver la légitimité de la procédure d’évaluation ainsi que la confiance du public en cette procédure. De fait, la nomination à un poste juridictionnel donné d’une personne qui ne satisfait pas aux critères légaux y afférents risque de saper la légitimité de la fonction juridictionnelle en question. L’importance de ces critères ressort également du fait que leur non-respect entraîne la cessation du mandat du magistrat concerné à compter de la date à laquelle intervient la décision reconnaissant ce non-respect, et ce quel que soit le temps écoulé depuis la nomination dudit magistrat.
En ce qui concerne les procédures d’évaluation, la nomination à la CAS, tribunal suprême du pays, d’un candidat qui avait par le passé été révoqué pour infraction à la loi et incompétence est difficilement conciliable avec la règle selon laquelle plus le tribunal se situe à un niveau élevé dans la hiérarchie juridictionnelle, plus les critères de sélection applicables doivent être exigeants.
L’argument du Gouvernement consistant à dire que les autorités ne savaient pas au moment de la nomination de L.D. que celui-ci avait été révoqué ne résiste pas à l’examen. Les autorités compétentes avaient l’obligation de vérifier que L.D., en tant que candidat à un poste de juge à la CAS, satisfaisait aux critères établis par la loi pour ce poste. La mesure disciplinaire avait été officiellement consignée. Par ailleurs, en ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel les autorités internes ne sont pas intervenues dans la procédure de nomination de L.D. d’une manière propre à jeter le doute sur son indépendance, la Cour note que l’exigence d’un tribunal « établi par la loi » et celle d’un tribunal « indépendant » visent des droits autonomes. Le fait que ces exigences soient parfois examinées de manière combinée en raison de leur lien étroit n’implique pas qu’un respect de l’exigence d’un « tribunal indépendant » exclue toute violation de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi ».
Partant, la question de savoir si le juge L.D. pouvait légitimement exercer la fonction litigieuse porte sur une règle fondamentale en matière de nomination des juges de la CAS.
c) Sur le point de savoir si les allégations de violation du droit à un « tribunal établi par la loi » formulées par le requérant ont fait l’objet d’un contrôle et d’un redressement effectifs de la part des juridictions internes – La Cour a déjà constaté, dans le cadre de son examen du premier critère, que la question de savoir si la nomination de L.D. à un poste de juge à la CAS était conforme au droit interne n’a fait l’objet d’aucune appréciation, et a fortiori d’aucune réparation, de la part des juridictions internes. En particulier, les autorités internes n’ont pas adopté une position claire sur le point de savoir s’il était possible de mettre fin au mandat de L.D. (et, le cas échéant, quelle autorité était compétente pour ce faire), ni sur celui de savoir s’il était possible de l’exclure du collège chargé de l’évaluation du requérant au motif qu’il ne satisfaisait pas aux critères d’éligibilité pertinents. La CAS a refusé d’examiner les demandes du requérant visant à ce que L.D. fût exclu, pour défaut de compétence, du collège chargé de son évaluation ; cette approche paraît toutefois être en contradiction avec la décision qui fut rendue ultérieurement par la Cour constitutionnelle sur ce même point. La CAS a par ailleurs considéré que les conditions de cessation du mandat (révocation) des juges de la Cour constitutionnelle pour non-respect des critères légaux d’éligibilité ne s’appliquaient pas aux juges de la CAS. La commission disciplinaire de la CAS a toutefois conclu, dans sa décision de révocation de L.D., que celui-ci avait le statut de juge de la Cour constitutionnelle et qu’il pouvait être révoqué en application desdites conditions. Par ailleurs, les décisions constitutionnelle et disciplinaire n’ont pas pu remédier au grief du requérant, car les procédures y afférentes ne sont parvenues à leur terme qu’après que l’intéressé avait été révoqué par un arrêt de la CAS insusceptible d’appel.
Une irrégularité dans la procédure de nomination d’un juge peut ne pas toujours faire légitimement l’objet d’une contestation par un particulier, le droit à un « tribunal établi par la loi » ne pouvant être invoqué de manière indéfinie ou absolue. Au fil du temps, en effet, la préservation de la sécurité juridique et de l’inamovibilité des juges acquiert, dans le cadre de la mise en balance qu’il convient d’effectuer, une importance croissante par rapport au droit du justiciable à un « tribunal établi par la loi ». Cela étant, les juridictions internes ne se sont en l’espèce livrées à aucun exercice de mise en balance.
Si les effets combinés des procédures suivies devant les juridictions internes – en particulier le fait qu’au motif de sa condamnation pénale L.D. a été suspendu de son poste de juge à la CAS puis révoqué – étaient de nature à prévenir la formulation d’allégations analogues à l’avenir, ils n’ont pas remédié au grief du requérant.
Conclusion générale : L’allégation du requérant selon laquelle une violation manifeste d’une règle fondamentale du droit interne avait entaché la nomination de L.D. à un poste de juge à la CAS était défendable, et les juridictions internes n’ont pas examiné comme elles l’auraient dû les questions pertinentes liées à la Convention qu’avait soulevées le requérant.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : Le constat d’une violation représente en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ; la demande pour dommage matériel est rejetée.
Article 46 : La procédure d’évaluation du requérant portait principalement sur ses propres droits et obligations en tant que procureur, et elle n’avait pas d’implications, ou du moins pas d’implications directes, pour les droits et obligations d’autrui. Par ailleurs, l’issue de cette procédure a eu des conséquences importantes pour la carrière professionnelle de l’intéressé. Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour considère que, sous réserve que le droit interne l’autorise, la réparation la plus appropriée pour l’atteinte portée au droit du requérant consisterait, pour autant que l’intéressé en formule la demande, en une réouverture de la procédure assortie d’une évaluation menée dans le respect de l’ensemble des exigences de l’article 6 § 1. Eu égard à sa compétence et à la nature de la violation constatée par elle relativement à la procédure d’évaluation, la Cour rejette toutefois la demande du requérant visant à ce qu’elle annule la décision de la CAS et à ce qu’elle ordonne au Gouvernement de le rétablir immédiatement dans ses fonctions antérieures.
(Voir aussi Guðmundur Andri Ástráðsson c . Islande [GC], n o 26374/18, 1 er décembre 2020, résumé juridique ; Xhoxhaj c. Albanie , n o 15227/19, 9 février 2021, résumé juridique ; Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne , n os 49868/19 et 57511/19, 8 novembre 2021, résumé juridique ; Advance Pharma sp. z o.o c. Pologne , n o 1469/20, 3 février 2022, résumé juridique )
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