TOTOPA c. ESPAGNE
Doc ref: 74048/17 • ECHR ID: 001-217732
Document date: May 10, 2022
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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n o 74048/17 Bahoumou TOTOPA contre l’Espagne
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 10 mai 2022 en un comité composé de :
Darian Pavli, président, María Elósegui, Frédéric Krenc, juges, et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section ,
Vu la requête (n o 74048/17) dirigée contre l’Espagne et dont une ressortissante ivoirienne, M me Bahoumou Totopa (« la requérante »), née en 1984 et représentée par M e G. Fernández Rodríguez de Liévana, M e P. Fernandez Vincens et M e T. Fernández Paredes, avocates à Madrid, a saisi la Cour le 2 novembre 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement espagnol (« le Gouvernement »), représenté par son agent, A.M. Brezmes Martínez de Villareal, avocat de l’État, les griefs concernant le droit à la vie familiale et le droit à un recours effectif et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Vu les observations communiquées conjointement par le Conseil européen pour les réfugiés et exilés (CERE), le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (le Centre AIRE), le Conseil néerlandais pour les réfugiés et la Commission internationale des juristes (ICJ), dont le président de la section avait autorisé la tierce intervention,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. Le 17 avril 2017, la requérante arriva seule à Cadix (Espagne) à bord d’une embarcation de fortune.
2. Son fils, né le 15 juin 2013, était arrivé un mois plus tôt avec une femme qui prétendait être la sœur de la requérante. L’enfant et la femme en question étaient arrivés à Melilla, également à bord d’une embarcation de fortune. Le mineur avait été placé dans un centre d’accueil et mis sous tutelle. La femme qui avait accompagné l’enfant avait été informée du fait que, pour rendre visite à ce dernier, elle devait se soumettre à un test ADN visant à établir l’existence d’un lien familial entre eux. Elle avait volontairement signé un acte pour se soumettre à un tel test, mais finalement elle ne s’y était pas soumise et avait décidé de quitter Melilla pour se rendre dans la péninsule Ibérique afin de bénéficier d’un programme humanitaire à l’intention des victimes de la traite des êtres humains.
3 . Dès son arrivée, la requérante tenta d’entrer en contact avec son fils. Elle fut représentée par une ONG qui l’aida à adresser aux autorités administratives une demande visant au retour de l’enfant auprès d’elle. Elle fut informée que lorsque les documents en possession de la mère ne permettaient pas d’établir avec certitude le lien familial entre celle-ci et l’enfant, un test ADN était nécessaire. Après avoir été envoyé par erreur à un laboratoire privé, les échantillons du test ADN auquel la requérante s’était soumise furent adressés à un laboratoire accrédité le 13 septembre 2017. Le 22 septembre 2017, les autorités prélevèrent des échantillons de sang sur le mineur pour les comparer avec ceux de la requérante.
4 . Entre-temps, le 7 septembre 2017, la requérante avait engagé devant le tribunal de première instance de Melilla une procédure civile pour obtenir des mesures de nature à permettre qu’elle se réunît avec son fils et à se voir restituer l’autorité parentale. À titre subsidiaire, elle sollicita l’adoption de mesures propres à lui permettre d’avoir des contacts avec son fils. À la suite de la demande du tribunal de première instance invitant l’intéressée à redresser le défaut formel de désignation d’un représentant judiciaire ( procurador ) et à fournir aux parties copie de la plainte, et à la suite de la demande de la requérante visant à faire changer la date de l’audience à laquelle elle devait participer, l’intéressée fut citée à comparaître à une audience par vidéoconférence le 13 novembre 2017.
5. Le 17 octobre 2017, la requérante demanda à la Cour européenne des droits de l’homme d’indiquer au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour des mesures provisoires propres à favoriser le retour de l’enfant auprès de sa mère ou à permettre à celle-ci d’avoir des contacts téléphoniques avec son enfant dès l’obtention des résultats du test ADN. Après avoir présenté cette demande, la requérante se vit accorder la possibilité de joindre son fils par téléphone.
6. Le 8 novembre 2017, les résultats du test ADN établirent l’existence d’un lien biologique entre la requérante et l’enfant. Le 13 novembre 2017, l’intéressée retrouva son fils à Melilla . La mère et l’enfant furent réunis de facto et il le sont toujours à ce jour.
7 . La requérante informa immédiatement le tribunal de première instance de la situation et expliqua que les mesures sollicitées étaient devenues inutiles en raison du dénouement de la situation intervenu dans un cadre extra-procédural. Elle demanda ainsi la clôture de la procédure.
8. En l’espèce, la requérante invoque les articles 8 et 13 de la Convention.
L’APPRÉCIATION DE LA COUR
9. À l’origine, lorsque la requérante a introduit sa requête, son grief portait sur le retour de l’enfant auprès d’elle. Elle a ensuite modifié son grief, reprochant aux autorités internes de ne pas avoir adopté des mesures efficaces de nature à permettre rapidement une telle réunification.
10. La requérante allègue qu’elle a été séparée de son fils mineur pendant sept mois alors que tous les deux se trouvaient déjà sur le territoire espagnol. Elle soutient que cette séparation résulte de ce que les autorités espagnoles n’auraient pas pris en temps voulu les mesures nécessaires pour établir l’existence d’un lien familial entre elle et l’enfant et faciliter pendant ce laps de temps leur contact ainsi que le retour de celui-ci auprès d’elle.
11. Le Gouvernement soutient que la requérante a perdu la qualité de victime, la mère et l’enfant ayant été réunis en novembre 2017. Il plaide le non-épuisement des voies de recours internes concernant la demande de réparation de l’intéressée pour le préjudice qui serait résulté de la durée de la séparation de la mère et de l’enfant.
12. À l’estime de la Cour, il faut plutôt se demander s’il se justifie toujours de poursuivre l’examen de l’affaire en vertu de l’article 37 de la Convention. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas demandé la radiation de l’affaire pour ce motif. Cela n’exclut pourtant pas de mettre en Å“uvre les alinéas b) ou c) de l’article 37 de la Convention sans l’accord du requérant, le consentement de celui-ci n’étant pas une condition à cet égard ( Akman c. Turquie (radiation), n o 37453/97, CEDH 2001 ‑ VI ; et Khan c. Allemagne (radiation) [GC], n o 38030/12, § 33, 21 septembre 2016).
13. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 37 § 1 b) de la Convention, elle peut, « [à] tout moment de la procédure, (...) décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure (...) que le litige a été résolu (...) ».
14. Pour pouvoir conclure à l’applicabilité dans le cas d’espèce de la disposition précitée, la Cour doit répondre à deux questions successives : elle doit se demander en premier lieu si les faits dont l’intéressée se plaint persistent ou non, et, en second lieu, si les conséquences ayant pu résulter d’une violation de la Convention à raison de ces faits ont été effacées (voir, par exemple, Kaftaïlova c. Lettonie (radiation) [GC], n o 59643/00 , § 48, 7 décembre 2007).
15. D’une part, il y a lieu de noter que le grief initial soulevé par la requérante sous l’angle de l’article 8 de la Convention concernait la séparation d’avec son enfant. Ce risque de violation a été éliminé dès que l’intéressée a pu être réunie avec son fils après avoir reçu les résultats des analyses ADN confirmant le lien parental. Le contrôle de la réalité de la filiation était prescrit par la législation espagnole. La réunification de l’enfant avec sa mère s’est produite à peine quelques jours après l’introduction de la présente requête. Il reste donc à déterminer si la réunification en question est suffisante pour effacer les éventuelles conséquences de la situation dont l’intéressée se plaint devant la Cour.
16. Ce faisant, la Cour rappelle que, dans un certain nombre d’affaires, elle a jugé que la régularisation de la situation d’un(e) requérant(e) ou le fait que celui/celle-ci ne soit plus menacé d’être affecté par la mesure en question –même si l’affaire était toujours pendante devant la Cour – était « suffisante » en principe pour considérer que le grief avait été remédié (voir, dans le contexte de l’expulsion ou de l’extradition d’étrangers soulevant une question sous l’angle de l’article 8, Khan , précité, § 33 ; Yang Chun Jin alias Yang Xiaolin c. Hongrie (radiation), no 58073/00, §§ 20-23, 8 mars 2001 ; Kaftaïlova , précité, §§ 53-54 ; ainsi que, dans le contexte d’un refus d’autoriser un requérant à travailler, soulevant une question sous l’angle de l’article 9, El Majjaoui et Stichting Touba Moskee c. Pays-Bas (radiation) [GC], no 25525/03, § 33, 20 décembre 2007). Le fait qu’un(e) requérant(e) ait connu une longue période d’insécurité et d’incertitude juridique n’a pas été considéré par la Cour comme une circonstance l’empêchant, à elle seule, de qualifier un remède comme étant « adéquat », même en l’absence de toute autre indemnisation (voir Kaftaïlova , précité, § 53; et J.B. et autres c. Hongrie (déc.), no. 45434/12 et deux autres, §§ 65-69, 27 novembre 2018).
17. Dans ce contexte, la Cour estime qu’il est important de noter qu’une période de sept mois avant la réunification était justifiée par les circonstances de l’espèce et que la présente affaire doit être distinguée d’autres affaires où la longue période d’incertitude et la gravité des conséquences pour les requérants et leurs familles n’ont pas permis à la Cour de considérer que les conséquences d’une éventuelle violation de la Convention avaient été suffisamment effacées au sens de l’article 37 § 1 b) (voir, a contrario , Tanda-Muzinga , c. France , n o 2260/10, § 58, 10 juillet 2014).
18. En l’occurrence, la Cour note que la requérante a exercé deux recours accessibles et efficaces tant en théorie qu’en pratique pour obtenir la révocation de la déclaration d’abandon de son enfant et se voir restituer l’autorité parentale, lui permettant ainsi d’obtenir le retour de l’enfant auprès d’elle. Les procédures en question ont fait l’objet de retards qui étaient seulement imputables à la requérante et à ses représentants. S’agissant de la première procédure (relative à la demande de réunification introduite devant les autorités), l’intéressée n’a pas suivi les instructions qui lui avaient été données par la Direction générale pour l’envoi des échantillons du test ADN auquel elle avait été soumise (paragraphe 3 ci-dessus) ; dans la deuxième procédure (judiciaire), le retard résultait du défaut formel de désignation d’un représentant judiciaire et de l’absence de fourniture aux autres parties des copies de la plainte (paragraphe 4 ci-dessus). Ces défauts n’ont cependant pas eu pour conséquence le rejet des demandes formulées par la requérante. Une fois les défauts en question corrigés et le lien parental confirmé, l’intéressée a obtenu la pleine satisfaction de ses prétentions (la réunification avec son enfant) dans la procédure administrative. Elle l’a d’ailleurs expressément reconnue devant le tribunal de première instance (paragraphe 7 ci-dessus), en sollicitant la clôture du dossier judiciaire au motif qu’elle avait obtenu satisfaction dans un cadre extra-procédural. La Cour relève que cette demande de clôture de la procédure civile indique que la requérante a considéré qu’à partir du moment où elle a obtenu la réunification avec son fils, il ne se justifiait plus de poursuivre l’examen de la requête devant les autorités judiciaires internes. Il peut donc être considéré que l’éventuelle violation de la Convention à raison de la séparation entre mère et enfant a été effacée (voir, pour un exemple de situation contraire, Konstantin Markin c. Russie [GC], n o 30078/06, §§ 31, 81 et 88 CEDH 2012 (extraits)).
19. En revanche, la Cour observe que la requérante n’a pas saisi les juridictions internes d’une action en responsabilité de l’administration pour obtenir réparation. Elle considère que pareille action aurait pu offrir un redressement approprié pour la violation alléguée de la Convention. N’ayant pas exercé cette action, l’intéressée n’a pas épuisé les voies de recours internes disponibles à cet égard.
20. En conséquence, et à la lumière des circonstances particulières de l’affaire, la Cour estime que le retour de l’enfant auprès de la requérante constitue un redressement adéquat et suffisant pour le grief fondé sur l’article 8 de la Convention.
21. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que les deux conditions d’application de l’article 37 § 1 b) de la Convention sont remplies en l’espèce. Le litige à l’origine de la présente affaire peut donc être considéré comme « résolu » au sens de l’article 37 § 1 b).
22. Eu égard à la résolution du litige, aucune raison particulière touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention n’exige, dans le cas d’espèce, la poursuite de l’examen de la requête en vertu de l’article 37 § 1 in fine ( Association SOS Attentats et de Boëry c. France (déc.) [GC], n o 76642/01, §§ 32 et 40, CEDH 2006 ‑ XIV).
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de rayer la requête du rôle.
Fait en français puis communiqué par écrit le 2 juin 2022.
Olga Chernishova Darian Pavli Greffière adjointe Président