PRILIPKO c. RUSSIE
Doc ref: 8048/18 • ECHR ID: 001-218083
Document date: May 24, 2022
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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n o 8048/18 Tamara Dmitriyevna PRILIPKO contre la Russie
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 24 mai 2022 en un comité composé de :
María Elósegui, présidente, Andreas Zünd, Frédéric Krenc, juges, et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section ,
Vu :
la requête n o 8048/18 contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, M me Tamara Dmitriyevna Prilipko (« la requérante ») née en 1959 et résidant à Noïabrsk (région autonome de Iamalo ‑ Nénétsie), représentée par M e V.F. Lyubimyy, avocat, a saisi la Cour le 29 janvier 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement »), représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requérante est mariée à G. sans contrat de mariage.
2. En décembre 2013, lors d’une perquisition au domicile conjugal, la police trouva et saisit 9 526 000 roubles (RUB), 30 000 dollars et 1 000 euros en liquide (« l’argent »). En janvier et mars 2014, G. fut mis en examen pour plusieurs faits de corruption passive.
3. Il expliqua que les roubles trouvés à son domicile représentaient le prix de la revente d’une maison par ses parents, et que les devises étrangères avaient été achetées dans des banques par son épouse (la requérante). Cette dernière expliqua à l’enquêteur que les roubles lui avaient été donnés par les parents de G., qu’elle avait acheté les dollars dans une banque, et que la somme en euros représentait le remboursement d’une dette par un tiers. Elle fournit à l’enquêteur des pièces justificatives à l’appui de ses dires.
4. Par une ordonnance du 6 mars 2014, le tribunal de la ville de Noïabrsk autorisa la saisie provisoire d’une voiture immatriculée au nom de G., en imposant une interdiction de disposer de ce bien.
5. Par une ordonnance du 17 mars 2014, il autorisa ensuite la saisie de l’argent. Le recours de la requérante contre cette ordonnance fut rejeté. La justice estima que, vu que l’argent avait été trouvé au domicile de la personne accusée de corruption, les autorités de poursuite avaient des raisons plausibles de croire que cet argent appartenait au prévenu et pouvait avoir, au moins pour une partie, une provenance délictueuse.
6. À une date non précisée dans le dossier, un enquêteur qualifia l’argent de « preuve matérielle » dans le cadre de l’affaire de corruption.
7. À son procès pénal, G. fournit au tribunal des pièces justificatives de la provenance de l’argent saisi à son domicile. Interrogée comme témoin, la requérante répéta ses dires et présenta des preuves.
8. Par un jugement du 27 janvier 2015, le tribunal de Noïabrsk déclara G. coupable de quatre faits de corruption passive commis en 2012 et 2013 et le condamna à une peine d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 25 000 000 RUB. Sans parvenir à une conclusion quant à la provenance ou la propriété de l’argent et de la voiture, le tribunal ordonna le transfert à l’État de ces biens aux fins du paiement de l’amende ( обратить в счет исполнения приговора ).
9. G. fit appel du jugement, arguant notamment que l’argent ne lui appartenait pas et que la voiture était un bien commun à lui et à son épouse.
10. Dans son arrêt d’appel du 18 juin 2015 confirmant le jugement, la cour de Iamalo-Nénétsie indiqua, sans plus de détails, que l’argent et la voiture appartenaient au condamné, de sorte que leur transfert à l’État ( обратить в счет взыскания штрафа ) était conforme à la loi. Elle estima que la provenance délictueuse de ces biens n’était pas établie et que les contestations relatives à la propriété pouvaient être tranchées au civil.
11. Les 11 décembre 2015 et 24 mars 2016, les juges uniques respectifs de la cour de Iamalo-Nénétsie et de la Cour suprême refusèrent de transférer pour examen les pourvois en cassation de G. et de la requérante, respectivement au présidium de la cour de Iamalo-Nénétsie et à la chambre criminelle de la Cour suprême. Ils réitérèrent la conclusion de la juridiction d’appel selon laquelle, en vertu de l’article 81 § 3 du code de procédure pénale (« CPP ») et de l’article 442 § 2 du code de procédure civile (« CPC »), les tribunaux civils étaient compétents pour statuer sur les contestations relatives à la propriété des biens.
12. Au cours de l’année 2015, dans le cadre de l’exécution du jugement de condamnation, les huissiers saisirent l’argent et le versèrent au budget fédéral, mais ils ne réussirent pas à localiser la voiture.
13. En décembre 2016, après le transfert de l’argent à l’État, la requérante forma, sur le fondement de l’article 442 § 2 du CPC, une action en mainlevée de la saisie ( иск об освобождении имущества от ареста ).
14. Par un jugement du 6 février 2017, le tribunal de Noïabrsk rejeta cette action comme étant sans objet. Il considéra qu’une mainlevée de la saisie supposait l’existence d’une saisie, alors qu’en l’espèce l’argent avait déjà été transféré à l’État et que la voiture était introuvable. Le tribunal estima qu’en conséquence, il n’existait aucune « saisie » susceptible d’être levée.
15. L’appel et les pourvois en cassation de la requérante contre ce jugement furent rejetés respectivement les 10 avril, 12 juillet et 31 octobre 2017.
16. Invoquant l’article 1 du Protocole n o 1 à la Convention, la requérante soutient que l’injonction de transfert à l’État de ses biens (l’argent et la voiture) a emporté violation de son droit au respect des biens. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, elle se plaint de ne pas avoir disposé d’un recours effectif contre cette injonction.
LE DROIT INTERNE PERTINENT
17. Selon l’article 81 § 3 du CPP, lorsque le tribunal rend un jugement de condamnation ou de relaxe, ou une décision de non-lieu, il doit statuer sur le sort des preuves matérielles : i) les instruments du délit pénal doivent être confisqués ou détruits ; ii) les objets sans valeur non réclamés par une partie au procès doivent être détruits ou remis aux personnes intéressées qui en font la demande ; iii) l’argent et les biens obtenus par des activités délictueuses ainsi que les fruits de telles activités doivent être restitués à leurs possesseurs légitimes ( законные владельцы ) ; iv) les documents doivent être conservés dans le dossier de l’affaire pénale ou remis aux personnes intéressées ; v) tous les autres biens doivent être restitués à leurs possesseurs légitimes ; si ceux ‑ ci ne sont pas identifiés, ces biens restent acquis à l’État ; les contestations relatives à la propriété des biens doivent être tranchées par les juridictions civiles.
18. L’article 442 § 2 du CPC est ainsi libellé :
« Lorsque des biens font l’objet de transfert à l’État (saisie-vente, le cas échéant) dans le cadre d’une procédure judiciaire, les personnes tierces à cette procédure et pouvant faire valoir des contestations ou prétentions liées à la propriété de ces biens ( спор, связанный с принадлежностью имущества, на которое обращено взыскание ) peuvent engager une action qui sera alors régie par les dispositions en matière contentieuse.
L’action en mainlevée de la saisie ( об освобождении имущества от ареста ) est dirigée contre le débiteur et contre le créancier. Si la saisie est effectuée dans le cadre d’une confiscation, l’action est dirigée contre la personne dont les biens doivent être confisqués et contre l’autorité publique compétente. Si les biens dont la mainlevée de la saisie est demandée sont déjà vendus ou transférés à un acquéreur, une action doit être dirigée aussi contre l’acquéreur de ces biens ( иск предъявляется также к приобретателю имущества ).
Lorsqu’une action en restitution d’un bien transféré à l’État (vendu à une autre personne, le cas échéant) ( иск о возврате реализованного имущества ) a été accueillie, les contestations entre l’acquéreur, le créancier et le débiteur sont régies par les dispositions en matière contentieuse. »
APPRÉCIATION DE LA COUR
19. La Cour constate d’emblée que l’ingérence alléguée dans les droits de la requérante protégés par l’article 1 du Protocole n o 1 est constituée, tout d’abord, par l’injonction de transfert à l’État de la voiture en exécution du jugement de condamnation de G. Or la requérante ne conteste pas que la voiture, introuvable, n’a jamais été saisie. Son transfert à l’État n’étant pas possible, ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention.
20. S’agissant ensuite de l’argent, la Cour prend note de l’exception de non ‑ épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Un résumé des principes généraux relatifs à la subsidiarité et à l’obligation corrélative d’épuisement des voies de recours internes est exposé dans la récente décision Olkhovik et autres c. Russie (n os 11279/17 et 2 autres, § 30, 22 février 2022, et les références qui y sont citées).
21. La Cour observe que la requérante – personne tierce à la procédure pénale – a contesté le jugement de condamnation de son époux par lequel le transfert de l’argent à l’État a été ordonné et que les juridictions pénales l’ont renvoyée vers les juridictions civiles, compétentes pour trancher les questions liées à la propriété des preuves matérielles.
22. Selon l’article 442 § 2 du CPC, deux types d’actions civiles peuvent être introduites par une personne tierce à la procédure pénale afin de revendiquer son droit de propriété sur un bien saisi ou transféré à l’État dans le cadre d’une procédure pénale :
i) en présence d’une saisie, la personne peut engager une action en mainlevée de la saisie ( иск об освобождении имущества от ареста ) ;
ii) en cas de transfert des biens litigieux à l’État ou à un autre créancier, la personne peut engager une action en restitution des biens ( иск о возврате реализованного имущества ).
23. La requérante a formé devant les juridictions civiles une action en mainlevée de la saisie qui n’a pas été examinée sur le fond au motif que l’argent avait déjà été versé sur un compte de l’État et qu’il n’existait donc plus de saisie. La requérante n’a pas démontré devant la Cour que ce type d’action aurait eu des chances d’aboutir en l’absence de toute saisie, ni expliqué pourquoi elle n’a agi qu’en décembre 2016, à un moment où la saisie avait cessé depuis longtemps. Elle n’a pas davantage contesté que l’action en reconnaissance de son droit de propriété et en restitution de l’argent lui était accessible et pouvait remédier directement à la violation alléguée. La Cour note que la requérante n’a pas remis en cause l’effectivité pratique de cette action, ni invoqué aucune circonstance particulière la dispensant de l’engager.
24. Dans ces conditions, le grief de la requérante relatif à la privation de l’argent est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et doit être rejeté, en application de l’article 35 § 1 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 16 juin 2022.
Olga Chernishova María Elósegui Greffière adjointe Présidente