ÇETİNKAYA c. TÜRKİYE
Doc ref: 5815/13 • ECHR ID: 001-219591
Document date: August 30, 2022
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DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n o 5815/13 İsmet ÇETİNKAYA contre la Türkiye
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 30 août 2022 en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président ,
Pauliine Koskelo,
Gilberto Felici, juges , et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section ,
Vu la requête n o 5815/13 dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. İsmet Çetinkaya (« le requérant »), né en 1975 et résidant à Istanbul, représenté par M e A. Asar, avocat à Istanbul, a saisi la Cour le 11 décembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. La requête concerne les blessures subies par le requérant lors de l’explosion qui était survenue dans le Bazar aux épices à Istanbul le 9 juillet 1998 et qui avait fait sept morts et 126 blessés.
2. À la suite de cet évènement, le requérant fut déclaré en incapacité permanente de travail dont le taux fut évalué à 28 %.
3. De novembre 2001 à novembre 2021, il toucha une pension d’invalidité de la sécurité sociale s’élevant au total à une somme équivalant à 85 000 euros (EUR). Il continue de bénéficier de cette pension.
4. Une enquête pénale fut ouverte d’office. À l’issue de celle-ci, une action pénale fut engagée par le procureur de la République. Le requérant se constitua partie civile à cette procédure.
5. Les accusés P.S. et A.Ö furent acquittés plusieurs fois pour défaut de preuves à charge. S’appuyant principalement sur les rapports d’expertise, la cour d’assises jugea que la cause de l’explosion n’avait pas pu être établie avec exactitude et qu’il n’avait notamment pas été possible de déterminer si l’explosion avait été provoquée par une bombe ou une bouteille de gaz.
6. La Cour de cassation cassa systématiquement les arrêts de la cour d’assises, considérant notamment qu’il y avait suffisamment de preuves à charge pour condamner les accusés.
7. La cour d’assises acquitta de nouveau les accusés. La procédure pénale demeure pendante devant l’Assemblée générale pénale de la Cour de cassation.
8. Le 27 juillet 2004, la loi n o 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme (« la loi n o 5233 »), qui énonce les principes et la procédure à suivre concernant l’indemnisation des personnes ayant subi des préjudices matériels en raison d’actes terroristes ou de mesures prises par les autorités pour combattre le terrorisme, entra en vigueur.
9. Le 2 mai 2005, le requérant sollicita une indemnité sur le fondement de cette loi.
10. Le 1 er juin 2006, la commission fit droit à cette demande et proposa à l’intéressé une somme équivalant à 3 280 EUR.
11. Le requérant n’accepta pas le montant proposé par la commission.
12. Par un jugement du 29 juillet 2008, le recours de plein contentieux introduit par le requérant fut rejeté pour forclusion au motif que l’intéressé, qui avait saisi le tribunal administratif le 15 septembre 2006, n’avait pas respecté le délai légal de recours de cinq ans à compter de la date à laquelle les faits dénoncés étaient survenus, à savoir le 9 juillet 1998.
13. Par un arrêt du 10 juillet 2013, le Conseil d’État confirma ce jugement.
14. Le 13 février 2015, il rejeta le recours en rectification de l’arrêt.
15. Le tribunal du travail rejeta le recours en indemnisation du dommage matériel formé par le requérant contre son employeur au motif que celui-ci n’avait commis aucune faute ou négligence et qu’il ne pouvait dès lors pas être tenu pour responsable de l’explosion.
16. Cette décision devint définitive avec l’arrêt que la Cour de cassation rendit le 31 mars 2011.
17. Le 16 avril 2013, le tribunal du travail rejeta également le recours en indemnisation du dommage moral que le requérant alléguait avoir subi, estimant qu’aucune faute ou négligence ne pouvait être imputée à l’employeur.
18. Le requérant, qui était représenté par un avocat, ne se pourvut pas en cassation contre ce jugement.
19. La sécurité sociale introduisit également une action récursoire contre les accusés P.S. et A.Ö et l’employeur du requérant.
20. Le tribunal du travail rejeta ce recours au motif que la procédure pénale engagée contre les accusés demeurait pendante et qu’il fallait attendre son issue. Il estima également que l’employeur du requérant ne pouvait pas à ce stade de la procédure être tenu pour responsable de l’explosion.
21. La procédure est pendante devant les juridictions nationales.
22. Le requérant allègue que les circonstances de la cause ont emporté violation des articles 2, 6 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n o 1.
APPRÉCIATION DE LA COUR
23. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité. Il soutient d’abord que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention n’a pas été respecté. Il plaide ensuite le non-épuisement des voies de recours internes. Il estime enfin que le requérant, qui a touché une pension d’invalidité importante et qui continue d’en bénéficier, ne peut plus dans ces circonstances se prétendre victime des violations alléguées.
24. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se prononce sur l’ensemble des exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement, les allégations du requérant étant en tout état de cause irrecevables pour les motifs exposés ci ‑ dessous.
25. Elle considère que, dans les circonstances de l’espèce, le recours en indemnisation introduit par le requérant contre son employeur devant le tribunal du travail n’était pas la voie de recours adéquate. Le recours de plein contentieux formé devant le tribunal administratif était selon elle la voie de recours adéquate en l’espèce. En effet, cette action en responsabilité qui découle notamment du principe de la responsabilité objective de l’administration, laquelle est principalement fondée sur l’article 125 de la Constitution turque, ne requiert pas forcément d’apporter la preuve de l’existence d’une faute de l’administration, dont la responsabilité revêt un caractère absolu et objectif fondé sur la théorie du « risque social » ( Tahsin Acar c. Turquie [GC], n o 26307/95 , §§ 189-190, CEDH 2004 ‑ III).
26. Sur ce point, la Cour observe que les exemples jurisprudentiels présentés par le Gouvernement sont pertinents et qu’ils démontrent que cette voie de recours est effective (Tribunal administratif d’Istanbul : E.1999/1377 – K.2004/1801, Conseil d’État : E.2005/6617 – K.2007/4936 ; Tribunal administratif d’Istanbul : E.2009/599 – K. 2009/712, Conseil d’État : E . 2009/9841 – K. 2009/8641).
27. La Cour estime donc qu’il revenait au requérant d’engager le recours de plein contentieux devant le tribunal administratif dans le délai prévu par la loi. Or l’intéressé n’a pas exercé cette voie de recours administrative dans le délai légal et son recours a été frappé de forclusion (paragraphes 12-14 ci-dessus).
28. De plus, la Cour note que le requérant n’a pas saisi la Cour constitutionnelle avant de présenter ses griefs devant elle. Or elle rappelle qu’elle a déjà constaté dans sa décision Hasan Uzun c. Turquie (n o 10755/13, §§ 52, 62-64, 30 avril 2013) que le législateur turc avait décidé de rendre la Cour constitutionnelle spécifiquement compétente pour contrôler la compatibilité avec les dispositions de la Convention de toutes les décisions de justice devenues définitives après le 23 septembre 2012, et pour prononcer les mesures de redressement appropriées en cas de violation des droits garantis par cet instrument.
29. Plus particulièrement, s’agissant des griefs formulés sur le terrain de l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle que, dans la décision Kaya et autres c. Turquie (n o 9342/16, §§ 33-46, 20 mars 2018), elle a constaté qu’un redressement adéquat avait été offert aux requérants par la Cour constitutionnelle et que les intéressés avaient perdu la qualité de victime, ce qui justifiait que leur requête fût déclarée irrecevable.
30. Elle a également statué dans le même sens dans les affaires Tebiş c. Turquie ((déc.), n o 75646/12, § 17, 18 décembre 2018) et Mecit c. Turquie ((déc.), n o 11967/12, § 70, 30 juin 2020) concernant des griefs relatifs à une violation de l’article 3 de la Convention.
31. Aussi, il y a lieu de considérer que le requérant était tenu d’exercer ce recours constitutionnel. Au demeurant, la procédure pénale étant toujours pendante devant les juridictions nationales, l’intéressé peut toujours saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. La Cour rappelle qu’il est préférable dans l’intérêt de la partie requérante et de l’efficacité du mécanisme de la Convention – et conformément au principe de subsidiarité – que l’instruction des affaires et la résolution des questions qu’elles soulèvent s’effectuent dans la mesure du possible au niveau national, les autorités internes étant les mieux placées pour prendre les mesures nécessaires pour redresser les manquements allégués à la Convention (voir, mutatis mutandis , El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], n o 39630/09, § 141, CEDH 2012). À cet égard, la Cour rappelle que si la décision rendue par la Cour constitutionnelle sur un recours individuel devait laisser insatisfaites les préoccupations de la partie requérante, il resterait loisible à celle-ci d’introduire une nouvelle requête devant elle ( Kırbayır c. Turquie (déc.), n o 11947/12, § 62, 28 avril 2020, ainsi que les références qui y sont citées). En tout état de cause, la Cour se réserve, en dernier lieu, la possibilité de vérifier la compatibilité de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle avec sa propre jurisprudence ( Uzun , décision précitée, § 71).
32. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 22 septembre 2022.
Dorothee von Arnim Egidijus Kūris Greffière adjointe Président