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YAPUQUAN c. TÜRKİYE

Doc ref: 70333/16;160/18 • ECHR ID: 001-220400

Document date: September 20, 2022

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YAPUQUAN c. TÜRKİYE

Doc ref: 70333/16;160/18 • ECHR ID: 001-220400

Document date: September 20, 2022

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DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

Requêtes n os 70333/16 et 160/18 Abdulkadir YAPUQUAN contre la Türkiye

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 20 septembre 2022 en une chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro , président,

Carlo Ranzoni ,

Branko Lubarda ,

Pauliine Koskelo ,

Jovan Ilievski ,

Gilberto Felici ,

Saadet Yüksel , juges,

et de Hasan Bakırcı, greffier de section ,

Vu les requêtes susmentionnées introduites le 23 novembre 2016 et le 3 janvier 2018,

Vu la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour,

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc le 19 juin 2017,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. Le requérant, M. Abdulkadir Yapuquan, est un ressortissant de la République populaire de Chine né en 1954. À la date de l’introduction des requêtes, il était en rétention à Tekirdağ. Il réside à Istanbul. Il est représenté devant la Cour par M e İ. Ergin, avocat à Istanbul.

2. Le gouvernement turc est représenté par sa co-agente, M me Çağla Pınar Tansu Seçkin.

Les circonstances de l’espèce

3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

4. Le requérant, ressortissant chinois d’origine ouïghoure, vit en Türkiye depuis 2001. Il déclare avoir été emprisonné en Chine et maltraité pendant sa détention, en 1973, pendant six ans au motif qu’il avait fondé une organisation illégale, et en 1993, pendant trois ans, au motif qu’il avait assisté aux funérailles de A.M., qu’il avait rencontré dans l’établissement pénitentiaire.

5. Le requérant déclare avoir vécu dans différents pays à partir de 1996, lorsqu’il a fui la Chine, jusqu’en 2001, date de son entrée en Türkiye.

6. Le 12 février 2007, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« HCR ») délivra au requérant un certificat de statut de réfugié et le fit ainsi bénéficier d’une protection internationale.

7. Entre-temps, en 2005, le requérant avait présenté une demande d’asile politique au ministère de l’Intérieur en Türkiye. Cependant, le 29 août 2016, le ministère considéra la demande de protection internationale du requérant comme retirée, conformément à l’article 77 (ç) de la loi sur les étrangers et la protection internationale n o 6458. Ledit article prévoit ce qui suit :

« (1) La demande est considérée comme retirée et il est mis fin à l’évaluation dans les cas suivants où le requérant :

ç) ne respecte pas l’obligation de déclaration à trois reprises consécutives sans justification, ne se présente pas au lieu de résidence désigné ou quitte le lieu de résidence sans autorisation... »

8. Le requérant dit avoir été arrêté en Türkiye à quatre reprises au total, une fois en 2002, une fois en 2008 et deux fois en 2016, en fonction des relations diplomatiques entre la Chine et la Türkiye. Il serait devenu une cible des autorités chinoises en raison de ses activités menées à l’étranger visant à exposer les politiques d’oppression et de persécution dirigées par la Chine contre les Ouïghours de la région autonome du Turkestan oriental et les violations des droits de l’homme commises contre les membres de cette communauté. Il aurait été qualifié de terroriste par les autorités chinoises, lesquelles auraient exercé une pression sur le plan international pour assurer son extradition vers la Chine.

9. Selon le requérant, avant la visite en Türkiye, du 6 au 8 juin 2016, du haut-commissaire de la République populaire de Chine pour la lutte contre le terrorisme, les autorités chinoises demandèrent à la Türkiye l’extradition de dix-sept personnes, dont lui-même, à la suite de quoi le ministère de l’Intérieur et le ministère des Affaires étrangères de Türkiye déclarèrent avoir entamé le processus en vue du renvoi du requérant vers la Chine. Conformément à la loi sur la coopération judiciaire internationale en matière pénale, la demande d’extradition et les documents y afférents furent envoyés au bureau du procureur de Bakırköy le 30 août 2016.

10. Le 31 août 2016, le requérant fut placé en garde à vue, à la veille du sommet des dirigeants du G20, organisé par la Chine les 4 et 5 septembre 2016. Il fut détenu au commissariat de police de Küçükçekmece Kanarya jusqu’au 29 septembre 2016.

11. Le 29 septembre 2016, le 5 ème juge de paix de Bakırköy rejeta la demande du parquet de Bakırköy tendant à mettre le requérant en détention provisoire. Sur opposition faite par le parquet contre cette décision, le 4 ème juge de paix de Bakırköy décida, le 30 septembre 2016, de mettre le requérant en détention provisoire pour une durée n’excédant pas quarante jours. Le requérant fut détenu à la maison d’arrêt de Maltepe.

12. Par un acte d’accusation du 14 octobre 2016, le parquet de Bakırköy intenta une action publique en vue d’extrader le requérant vers la Chine. La partie pertinente de l’acte d’accusation se lit comme suit :

« (...) Abdulkadir YAPUQUAN, dont l’extradition est demandée par les autorités chinoises, est recherché au niveau international sur la base de la notice rouge portant le numéro de contrôle A-1315/12/2003, qui a été émise à la demande des autorités de la République populaire de Chine pour les crimes de mise en danger de la sécurité nationale, de meurtres, de formation d’une organisation terroriste, de direction d’une telle organisation et de participation active à celle-ci ;

L’intéressé serait parti en Arabie saoudite en 1997 muni d’un faux passeport, aurait fondé en avril 1997 le « Parti du Turkestan oriental » (rebaptisé plus tard « Mouvement islamique du Turkestan oriental ») et en aurait été le vice-président. L’extradition du suspect a été demandée par ce qu’il est allégué qu’il avait envoyé jusqu’en 1999 en Afghanistan des ressortissants de Xinjiang (Sinkiang) qui se trouvaient en Asie centrale et méridionale afin qu’ils s’entraînent au terrorisme, que des matériaux explosifs avaient été fabriqués dans le cadre des activités de l’organisation, et que le suspect avait fait de la propagande terroriste en publiant ces dernières années des vidéos sur Internet (...) »

13. Par un arrêt du 18 octobre 2016, la 2 ème cour d’assises de Bakırköy rejeta la demande d’extradition visant le requérant et ordonna son élargissement. Elle considéra que le délai de prescription de douze ans, applicable pour l’infraction de falsification réprimée par l’article 66 du code pénal turc, avait expiré, que le chef d’accusation de fondation et de direction d’une organisation terroriste s’apparentait à une infraction relevant d’un acte politique ou de la liberté d’expression et que l’article 11 de la Loi sur la coopération judiciaire internationale empêchait l’extradition des personnes se trouvant dans de telles situations.

14. Sur pourvoi du parquet et par un arrêt du 23 janvier 2017, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la 2 ème cour d’assises de Bakırköy, au motif que l’instruction aurait dû élucider, d’une façon plus détaillée, entre autres, la nature de l’organisation politique à laquelle le requérant appartenait, l’allégation selon laquelle on avait trouvé chez lui en Chine des sacs remplis de matériaux utilisables pour la fabrication d’explosives et l’exactitude de ses allégations selon lesquelles les co-accusés qui avaient donné des dépositions à sa charge avaient tous été exécutés. La 2 ème cour d’assises de Bakırköy décida de se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation et de renvoyer le dossier à la 29 ème cour d’assises d’Istanbul.

15. Devant cette juridiction, le parquet demanda le rejet de la demande d’extradition présentée par les autorités chinoises, soutenant que l’article 11 de la loi n o 6706 l’empêchait de répondre positivement à une telle demande parce que des témoins avaient notamment déclaré que certaines personnes ayant formulé des allégations similaires à celles du requérant avaient fait l’objet de procès inéquitables conduits par l’État de l’extradition et avaient été condamnées à mort et exécutées. Le parquet invoqua aussi la prescription du délit de faux dans un document officiel imputé à l’accusé.

16. Le 26 octobre 2017, la 29 ème cour d’assises d’Istanbul décida que le requérant serait maintenu sous contrôle judiciaire dans le quartier Süleymaniye de Tekirdağ, conformément aux dispositions du code de procédure pénale.

17. Par un arrêt du 8 avril 2021, la 29 ème cour d’assises d’Istanbul statua en faveur du requérant et décida de rejeter la demande d’extradition présentée par le parquet sur les instances des autorités chinoises. Elle considéra en premier lieu que, l’État étant l’institution suprême de l’ordre politique, les actions et infractions qui rompraient l’ordre politique de l’État, la forme du gouvernement, son organisation politique et les droits politiques des citoyens pouvaient être définies comme des « infractions politiques », que dans la présente affaire, les faits reprochés à l’accusé pouvaient donc être qualifiés d’« infractions politiques », et qu’en vertu de l’article 11/1-c de la loi n o 6706, la demande d’extradition ne pouvait être acceptée si elle concernait une « infraction politique ». Elle estima en outre que le requérant ne pouvait être extradé vers la Chine en vertu de l’article 11/1-b de la loi n o 6706, puisqu’à la lumière de ses déclarations et de celles des témoins, il existait une forte présomption qu’en cas d’extradition vers la Chine, il pourrait faire l’objet de poursuites pénales en raison de sa race, de son origine ethnique, de sa religion et de ses opinions politiques. Elle décida également d’annuler la mesure de contrôle judiciaire ordonnée conformément à l’article 109/3-a du code de procédure pénale, à savoir l’interdiction de quitter le territoire turc.

18. Le 12 avril 2019, à la demande de l’avocat du requérant, la 29 ème cour d’assises d’Istanbul décida que le lieu de contrôle judiciaire du requérant devait être modifié et que celui-ci serait maintenu sous contrôle judiciaire dans le district de Küçükçekmece, à Istanbul. Le 22 avril 2019, cette fois à la demande du parquet, elle précisa que le requérant serait maintenu sous contrôle judiciaire dans le quartier de Fevziçakmak du district de Küçükçekmece, à Istanbul. M. Yapuquan bénéficiant du statut de demandeur de protection internationale, la Direction régionale de l’immigration de Tekirdağ lui délivra un document de permis de voyage le 26 avril 2019. Selon un procès-verbal dressé le 26 avril 2019, le requérant quitta le centre d’éloignement de Tekirdağ.

19. À la suite de l’opposition formée par le procureur d’Istanbul contre la levée de l’interdiction de quitter le territoire turc, la 29 ème cour d’assises d’Istanbul, par une décision du 26 avril 2021, changea sa décision sur ce point et ordonna l’interdiction pour le requérant de sortir du territoire turc jusqu’à la fin de la procédure d’extradition. L’opposition du requérant à cette mesure fut rejetée le 18 mai 2021.

20. Entre-temps, le 19 octobre 2016, la préfecture de Kırklareli avait ordonné l’expulsion du requérant du territoire turc et son placement en rétention administrative. Elle considéra qu’il constituait une menace pour l’ordre public et la sécurité publique, au sens de l’article 54 § 1-d et de l’article 54 § 2 de la loi n o 6458. Cela dit, la veille, le 18 octobre 2016, lorsque le requérant avait été relâché par le 2 ème cour d’assises de Bakırköy, il avait été conduit directement au centre d’expulsion de Kırklareli Pehlivanköy (GGM) sans avoir effectivement été mis en liberté.

21. Le requérant fit opposition à sa mise en rétention administrative. Par une décision du 4 novembre 2016, le juge de paix de Kırklareli rejeta cette opposition, au motif que le requérant faisait partie des personnes expulsables au motif qu’elles constituaient une menace pour l’ordre public ou la sécurité publique, au sens de l’article 54 § 1-d de la loi n o 6458.

22. Le requérant introduisit aussi devant le tribunal administratif d’Edirne un recours en annulation de l’ordonnance d’expulsion délivrée contre lui. Il soutint devant le tribunal administratif qu’il disposait d’un certificat de statut de réfugié délivré par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, qu’il était devenu au fil du temps l’un des leaders d’opinion des Ouïghours du Turkestan oriental, que les leaders d’opinions des Ouïghours aux États-Unis d’Amérique, en Allemagne et en Türkiye étaient visés par de fausses accusations de terrorisme émises par la République populaire de Chine et que ces fausses accusations avaient même été dénoncées par le Congrès américain. Il fit observer que la demande d’extradition présentée par la Chine avait été rejetée par une cour d’assises au motif qu’il se trouvait menacé de mort pour ses opinions politiques. Il soutint qu’il n’y avait aucune raison qu’il restât en détention, alors que son extradition avait été déjà refusée.

23. Par un jugement du 15 novembre 2016, le tribunal administratif d’Edirne rejeta le recours introduit par le requérant en annulation de l’ordonnance prévoyant son expulsion vers la Chine. Il rappela en premier lieu que l’acte attaqué était motivé par le fait que le plaignant représentait une menace pour l’ordre public et la sécurité publique en Türkiye. Il considéra ensuite que bien qu’il fût admis comme principe dans les conventions internationales que les personnes contraintes de quitter leur pays d’origine et se trouvant dans un autre pays étaient autorisées à y résider afin que leur sécurité ne soit pas mise en danger par leur retour dans leur pays, il était possible de les renvoyer si elles posaient un problème en termes d’ordre public et de sécurité publique dans le pays où elles résidaient. Il exposa qu’il allait évaluer conjointement, d’une part, la menace à laquelle le requérant disait être exposé en termes de sécurité pour sa vie en raison de l’accusation pénale portée contre lui par la République populaire de Chine et, d’autre part, la menace que le requérant aurait posée en termes d’ordre et de sécurité publics par sa présence en Türkiye, de manière à déterminer si la procédure d’expulsion engagée contre le requérant était légitime et proportionnelle pour assurer l’ordre et la sécurité publics. Il nota à ce titre que la cour d’assises de Bakırköy, dans sa décision du 18 octobre 2016, n’avait aucunement statué sur le bien-fondé des accusations portées par la Chine contre le requérant et qu’elle avait seulement indiqué que les infractions qui étaient reprochées à ce dernier et auraient été commises en Chine étaient de nature politique, ce qui empêchait l’extradition en vertu de la loi sur la coopération judiciaire internationale en matière pénale n o 6706. Il estima que plusieurs éléments du dossier, à savoir le fait que le requérant était une personne recherchée au niveau international sur la base d’une notice rouge, les explications fournies par le requérant dans son recours et les informations fournies par l’administration dans ses observations en défense sur la nature des accusations portées contre le requérant en Chine, les activités politiques de ce dernier au cours des dernières années et son influence sur certaines communautés ouïghoures démontraient bien l’existence d’une menace concrète pour l’ordre public et la sécurité publique en Türkiye.

24. Le requérant saisit la Cour constitutionnelle, dénonçant le risque que poserait son renvoi en Chine, et lui demanda de prendre une mesure provisoire afin que ce risque ne se concrétise pas. Le 15 novembre 2016, la Cour constitutionnelle prit une mesure provisoire, indiquant que le requérant ne devait pas être extradé, jusqu’à la fin de la procédure conduite devant elle, vers la Chine ou le Kazakhstan.

25. Par un arrêt du 2 juin 2020 visant plusieurs personnes qui risquaient d’être expulsées du territoire turc, y inclus le requérant, la Cour constitutionnelle conclut à la violation de l’interdiction des mauvais traitements imposée par la Constitution, en raison de manquements aux garanties procédurales devant les juridictions administratives, qui avaient rejeté les recours des intéressés contre les ordonnances prévoyant leur éloignement du territoire turc. Elle dit ceci :

« 23. La Cour Constitutionnelle a analysé les demandes de sursis à exécution du processus d’expulsion des requérants sur la base de leurs demandes de mesures provisoires et elle a admis, après un examen préliminaire, qu’il existait une possibilité qu’ils soient confrontés à un grave danger pour leur intégrité matérielle et morale s’ils étaient renvoyés dans leur pays, et elle a arrêté leur processus d’expulsion. Elle a conclu que les allégations des requérants selon lesquelles ils pourraient être soumis à des mauvais traitements dans leur pays étaient défendables (méritaient un examen approfondi) car il n’existait aucune circonstance nécessitant de s’écarter de l’analyse faite lors de la prise des mesures provisoires.

24. Dans les affaires visées par les requêtes, les tribunaux ont débouté les requérants au motif que les arrêtés d’expulsion avaient été pris conformément à la législation. En outre, nul n’a recherché pendant le procès si les allégations de mauvais traitements formulées par les requérants, qui ont également fait l’objet de décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et de rapports d’organisations non gouvernementales ayant des activités dans le domaine des droits de l’homme, étaient fondées.

Il n’y a eu aucune évaluation adéquate du risque de mauvais traitements, ou celles qui ont été faites étaient insuffisantes. En outre, il est constaté que, avant de décider de rejeter les recours des requérants, les tribunaux administratifs n’ont recueilli aucune explication de la part de la Direction générale de l’immigration, qui est l’autorité qui avait pris la décision d’expulsion, quant à savoir si les requérants risquaient d’être exposés à des mauvais traitements s’ils étaient renvoyés dans leur pays d’origine (...)

25. Par conséquent, force est de conclure que les tribunaux administratifs ont statué sur les recours des requérants énumérés dans la liste ci-jointe sans rechercher ni apprécier les risques qui, selon eux, existaient dans leur pays d’origine et sans obtenir d’explications de la part de l’administration qui avait pris la décision attaquée. »

26. La Cour constitutionnelle décida également que son arrêt devait être communiqué aux tribunaux concernés aux fins d’un nouveau procès de façon à remédier aux conséquences des violations de l’interdiction des mauvais traitements. Le 23 juillet 2020, le greffier de la Cour constitutionnelle transmit l’arrêt en question au tribunal administrative d’Edirne.

27. Cette dernière juridiction, à l’issue d’un nouveau procès, annula la décision de la préfecture de Kırklareli ordonnant l’expulsion du requérant du territoire turc.

Il ressort du dossier que le requérant ne fait actuellement l’objet d’aucune ordonnance d’expulsion. Ce dernier réside à Küçükçekmece/Istanbul.

28. Parallèlement, le requérant, détenu du 19 octobre 2016 au 2 mai 2017 au centre d’éloignement des étrangers de Kırklareli, fut transféré, le 2 mai 2017, au centre d’éloignement des étrangers de Tekirdağ.

29. Par des décisions prises à des intervalles d’environ un mois, les préfectures de Kırklareli et de Tekirdağ prolongèrent la rétention administrative du requérant au motif qu’il représentait une menace pour l’ordre et la sécurité publics et qu’il risquait de prendre la fuite. Le requérant s’abstint de signer les notifications de ces décisions.

30. Le 19 octobre 2017, la préfecture de Tekirdağ décida de mettre fin à la rétention administrative du requérant au motif que le délai légal maximum de douze mois pour ce type de détention s’était écoulé. Selon un procès-verbal dressé le même jour, le requérant s’abstint de signer la notification de la décision de fin de rétention et refusa de quitter le centre d’éloignement des étrangers de Tekirdağ. Le lendemain, il présenta une pétition sur laquelle il exposa ses prétentions dans les termes suivants :

« Le 19/10/2017, on m’a notifié la fin de la rétention administrative d’un an, et Ankara m’a dit que je ne serais pas mis en liberté. Par conséquent, je n’ai pas voulu quitter le centre où je séjournais. Je resterai au centre jusqu’à ce que mon statut juridique soit clarifié. »

31. À une date non précisée, la 2 ème juge de paix de Tekirdağ écarta une demande du requérant tendant à l’annulation de la décision de rétention administrative, au motif qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur ce point puisque la rétention administrative avait déjà été close par l’administration le 20 octobre 2017.

32. Dans sa requête soumise à la Cour constitutionnelle le 21 novembre 2017, le requérant déclara avoir été maintenu dans le centre d’éloignement des étrangers de Tekirdağ, qui était entouré de grillages et gardé par la police.

33. Entre temps, à la demande de la Cour constitutionnelle saisie par le requérant d’une demande de mesure provisoire, la Direction générale de l’immigration, par un communiqué du 16 décembre 2016, avait fourni des renseignements sur les traitements médicaux que le requérant avait reçus lors de son séjour au centre d’éloignement des étrangers de Kırklareli, ainsi que sur les conditions et les installations de rétention dans ce centre.

34. Le 6 décembre 2018, la Direction générale de l’immigration adressa à la Cour constitutionnelle les informations et documents relatifs aux conditions de détention du requérant dans les centres d’éloignement de Kırklareli et Tekirdağ et à son accès aux services de santé, en y incluant des photographies des deux centres mentionnés. Il ressortait de ces pièces que le requérant avait subi plusieurs examens médicaux dans les hôpitaux, en plus des services médicaux assurés pendant les heures de travail dans les deux centres : dans le rapport du 8 novembre 2016 émis par des spécialistes en physiothérapie et en neurologie, il avait été consigné que le requérant présentait un engourdissement, des picotements et une sensibilité paravertébrale (près des vertèbres) au membre inférieur droit. Le 24 février 2017, le requérant avait été hospitalisé pendant deux jours à l’hôpital d’État de Kırklareli en raison de palpitations. Un rapport avait été établi, indiquant qu’il avait reçu la visite de sa femme, de ses enfants et de ses beaux-parents à l’hôpital. Les 25 mars et 1 er juin 2017, le requérant avait été admis à l’hôpital universitaire Namık Kemal pour des palpitations cardiaques. Une procédure d’angioplastie avait été réalisée le 1 er juin 2017. Il avait également été recommandé au requérant de procéder à une ablation de la FA (destruction par radio-énergie de la structure pathologique provoquant un court-circuit au cœur). Le 28 juillet 2017, à l’hôpital universitaire Namık Kemal, le requérant, qui souffrait d’une maladie coronarienne (interruption partielle ou complète de la circulation sanguine en raison du rétrécissement ou de l’obstruction des artères coronaires, qui alimentent le muscle cardiaque), avait reçu un diagnostic de fibrillation et de flutter auriculaires (trouble du rythme cardiaque et palpitations). Une ablation de la fibrillation auriculaire avait été effectuée en raison du flutter auriculaire. Selon le rapport de la clinique externe de cardiologie de l’hôpital universitaire Namık Kemal daté du 6 juin 2018, le requérant avait également reçu un diagnostic de dysfonctionnement de la fibrillation auriculaire et de flutter. En outre, il avait été indiqué que le requérant souffrait d’un infarctus du myocarde transitoire, d’hypertension, de diabète et d’insuffisance cardiaque symptomatique.

35. Par un arrêt rendu le 2 mai 2019 par sa formation plénière, la Cour constitutionnelle, après avoir exposé en détail la jurisprudence de la Cour concernant le droit à la liberté et à la sécurité des personnes en rétention administrative, les conditions de détention des étrangers dans les centres de rétention et leur droit d’accès aux services médicaux dans ces centres, déclara irrecevable pour défaut manifeste de fondement le grief tiré par le requérant des conditions de sa rétention et recevable le reste de la requête, et conclut à la violation du droit du requérant à la liberté et à la sureté au motif que sa rétention, dans son ensemble, n’était pas conforme à la loi nationale et à la Convention.

36. Quant aux conditions de la rétention et à l’accès au service médicaux, la Cour constitutionnelle observa les faits suivants :

« (...) En l’espèce, bien que le requérant affirme que le lieu où il était détenu était surpeuplé, il n’a fourni aucune information permettant d’évaluer le nombre de personnes détenues dans la pièce où il a séjourné. La Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle, dans leurs conclusions en la matière, estiment qu’une surface de 4 m² par personne constitue la norme minimale, et qu’une surface inférieure à 3 m² par personne suffit à elle seule pour conclure à l’existence de conditions défavorables (...)

(...) Au centre de rétention de Kırklareli, où le requérant a séjourné, il existait une superficie de 4,16 m² par personne dans les chambres de six personnes. En revanche, au centre de rétention de Tekirdağ GGM, le requérant a été logé dans une chambre individuelle à sa propre demande. Par conséquent, l’allégation selon laquelle le requérant a été maintenu dans un environnement surpeuplé n’est pas fondée.

(...) Aucun élément du dossier ne montre que l’allégation selon laquelle le requérant a été maintenu dans des conditions d’isolement entre le 19 octobre 2016 et le 2 mai 2017 puisse passer pour défendable.

(...) Les normes énoncées par le CPT (...) exigent que les détenus aient la possibilité de faire de l’exercice physique à l’air libre pendant au moins une heure chaque jour, à titre de précaution afin de leur éviter de vivre leur quotidien dans des conditions intolérables.

(...) Comme il ressort du contenu de l’exposé envoyé par la Direction générale de l’immigration et des photographies qui le confirment, les deux centres d’éloignement sont parfaitement adéquats en termes de conditions physiques et de propreté, de communication par Internet et par téléphone, de rencontre avec les visiteurs et les proches de la famille, de restauration, de toilettes, de salle de bain et de ventilation. Il est constaté qu’il existe là-bas aussi des installations telles qu’une buanderie et une infirmerie.

(...) au lieu d’expliquer quelles étaient les difficultés et privations qu’il a rencontrées au centre d’éloignement, le requérant s’est contenté de faire des allusions générales aux conditions matérielles, sans faire de description spécifique. Cet élément du dossier rend difficile l’examen de cette partie de la requête. Pour cette raison, il a été conclu que le requérant, qui n’a pas fourni d’explications suffisantes concernant la violation alléguée et qui n’a pas produit de éléments de preuve à l’appui des faits allégués, n’a pas pu étayer cette partie de sa demande.

(...) Enfin, le requérant se plaint d’un accès insuffisant aux services de santé, en ce que, ayant subi quelques opérations en raison d’une maladie cardiaque et souffrant également d’une hernie discale, il n’aurait pas bénéficié d’examens médicaux adéquats au centre d’éloignement.

(...) Il y a lieu de constater qu’un personnel de santé était employé en permanence dans le centre d’éloignement où le requérant a séjourné, que ce dernier a subi une série d’interventions chirurgicales à l’hôpital universitaire en raison de sa maladie cardiaque et qu’il a été aussi hospitalisé dans cet hôpital s’il le fallait.

(...) quant à la plainte du requérant concernant sa hernie lombaire, il ressort des explications fournies par la Direction générale de l’immigration qu’il a été traité plusieurs fois pour ces douleurs dont il se plaignait et qu’il a été aussi hospitalisé à plusieurs reprises pour des examens et traitements. S’il est clair que le requérant a certains problèmes de santé, son allégation selon laquelle l’administration n’a pas fait preuve d’une sensibilité suffisante à son égard n’est pas jugée fondée, compte tenu de la teneur des documents médicaux indiquant qu’il a été traité pour ces problèmes dans différents hôpitaux, y compris en chirurgie.

(...) puisqu’il est clair qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, de violation de l’interdiction des traitements incompatibles avec la dignité humaine, cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable car elle est manifestement mal fondée. »

37. Quant aux plaintes que formulait le requérant contre sa rétention administrative, la Cour constitutionnelle les examina en les scindant en trois groupes, à savoir les six premiers mois de la rétention, les six mois suivants de la rétention et la période postérieure à la première année de rétention, et elle conclut à la violation du droit à la liberté physique et à la sécurité pour chacun de ces chefs.

38. En ce qui concerne les premiers six mois de la rétention administrative du requérant, la Cour constitutionnelle rappela d’emblée que, juste après la décision par laquelle la cour d’assises d’Istanbul avait rejeté la demande d’extradition du requérant en Chine et ordonné sa libération, le requérant, sans avoir été libéré, avait été placé directement au centre d’éloignement de Kırklareli et une décision combinée d’expulsion et de rétention administrative avaient été prise contre lui un jour plus tard au motif qu’il représentait une menace pour l’ordre public et la sécurité publique. Elle raisonna dans les termes suivants :

« (...) il n’y a aucune poursuite ou constatation faite par les autorités judiciaires et administratives qui indiquerait que, depuis 2001, année de son entrée en Türkiye, jusqu’au 18 octobre 2016, date à laquelle il a été libéré par la 2 ème cour d’assises de Bakırköy, (...) le requérant ait été impliqué dans un quelconque incident susceptible de nuire à l’ordre et à la sécurité publics. La décision de rétention administrative, par laquelle a été privé de sa liberté, a repris de manière abstraite des notions tirées de la législation, tels que l’ordre public et la sécurité publique. Or l’application de ces critères devrait être concrète. La procédure d’extradition visant le requérant n’a eu aucun effet direct ou indirect sur la décision de le placer en rétention administrative et, d’ailleurs, ladite décision n’a pas retenu une telle motivation. D’autre part, la Cour constitutionnelle ne dispose, dans le dossier, d’aucun élément permettant d’aborder la question de la légalité de la rétention imposée au requérant, les raisons pour lesquelles le requérant représenterait, en raison de sa situation subjective, une menace pour la sécurité et l’ordre publics n’ayant pas été exposées dans la décision de mise en rétention administrative. »

39. Quant à la seconde période de six mois de rétention administrative imposée au requérant, la Cour constitutionnelle prit en compte les éléments suivants :

« Le paragraphe (3) de l’article 57 de la loi n o 6458 fixe la durée de la rétention administrative à six mois en règle générale. La seule exception à cette règle est le cas où la procédure d’expulsion ne peut être menée à bien en raison d’un manque de coopération de l’étranger visé et de son refus de fournir des informations ou des documents corrects sur son pays (...)

(...) la mise en rétention d’un étranger menacé d’expulsion pendant une seconde phase de six mois n’est possible que dans des circonstances exceptionnelles, lesquelles tiennent au comportement de l’étranger. Le point notable de cette réglementation est que les conditions encadrant la privation de liberté, dont la finalité est d’expulser le plus rapidement possible l’étranger se trouvant dans un état de fragilité et de vulnérabilité, sont de plus en plus restrictives au fur et à mesure que le temps s’écoule. Les décisions par lesquelles l’administration a ordonné le maintien en rétention ne contiennent aucune indication quant à savoir laquelle de ces circonstances, qui sont énumérées dans la loi de manière limitée, est le motif pour lequel l’expulsion n’a pas pu être exécutée au cours des six premiers mois de détention du demandeur. »

40. Quant au grief tiré par le requérant de ce qu’il aurait été retenu en détention contre son gré après les douze mois de rétention administrative, la Cour constitutionnelle a jugé comme suit :

« Le fait que le requérant ait refusé de signer le procès-verbal du 19 octobre 2017 émis par le centre de l’éloignement de Tekirdağ suscite des doutes et des incertitudes quant à l’authenticité du contenu de ce document. Bien que le requérant ait déclaré dans sa pétition du 20 octobre 2017 qu’il ne voulait pas quitter le centre de l’éloignement, rien ne l’empêche de renoncer ultérieurement à ce souhait initial. Le fait qu’il ait saisi la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle après le 19 octobre 2017 et qu’il ait demandé à être relâché signifie que sa volonté d’être détenu de son plein gré avait disparu (...)

Les droits et libertés fondamentaux, qui englobent l’ensemble des valeurs constitutives de la personnalité, doivent être protégés non seulement contre les menaces des agents publics ou des tiers, mais aussi contre la personne visée elle-même. C’est l’État, garant de la protection des droits de l’homme et des libertés, qui assurera cette protection. La liberté est l’une des conditions de base de la jouissance des droits (...)

Une période pendant laquelle un individu se voit restreindre sa liberté de mouvement physique ayant aussi des conséquences sur ce qui va advenir de lui, l’une des obligations positives de l’État est d’empêcher l’individu de renoncer volontairement à sa liberté, ce qui aurait pour effet de faire de ce dernier un objet. Il serait incompatible avec cette obligation positive que l’État et les autorités publiques qui en sont les éléments, adoptent une attitude passive en ne prenant aucune mesure à un moment où il serait temps d’agir pour satisfaire aux exigences des normes légales (...)

Si les prétentions exposées par le requérant devant la Cour constitutionnelle et la Cour européenne des droits de l’homme ne permettent pas de supposer qu’il a été retenu de son plein gré, une telle supposition serait incompatible avec les normes juridiques – articles 12 et 19 de la Constitution – qui encadrent le champ d’exercice de la liberté. À l’aune des normes constitutionnelles susmentionnées, le consentement du requérant à être privé de sa liberté ne peut se voir attribuer une quelconque une valeur juridique. »

41. Dans son opinion dissidente à la partie de l’arrêt concluant à l’illégalité du maintien en rétention administrative du requérant au-delà des douze premiers mois, l’un des membres de la Cour constitutionnelle rappela que la demande du requérant indiquant qu’il ne voulait pas quitter le centre d’éloignement et qu’il y resterait jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa situation juridique avait été officiellement enregistrée. Il estima que face à cette demande sans équivoque du requérant, l’administration avait tenu compte du fait qu’il avait précédemment reçu un « certificat d’admission au statut de réfugié » par le HCR et qu’elle l’avait autorisé à rester au centre d’éloignement en qualité de demandeur de protection internationale, qu’on ne pouvait pas dire que l’action de l’administration, qui avait satisfait à cette volonté et à cette demande claires du requérant, avait conduit à une violation, et qu’il n’était pas possible de partager le motif selon lequel « le consentement du requérant à être privé de sa liberté ne peut se voir attribuer une quelconque une valeur juridique » pour ce qui est de la thèse de la détention forcée après un an.

42. La Cour constitutionnelle accorda au requérant 30 000 livres turques (TRY) pour dommage moral et 2 475 TRY pour frais de procédure (honoraires d’avocat). Elle décida aussi que son arrêt serait communiqué à la Direction générale de l’immigration pour qu’elle assure la libération du requérant. Ce dernier ayant déjà quitté le centre d’accueil et d’hébergement de Tekirdağ le 26 avril 2019, aucune mesure concrète ne fut prise à cet égard.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

43. Le 11 avril 2014, la loi sur les étrangers et la protection internationale (loi n o 6458) est entrée en vigueur. Les dispositions pertinentes pour la présente affaire, en vigueur à l’époque des faits, sont les suivantes :

« Interdiction du refoulement

Article 4 - (1) Aucune personne visée par la présente loi ne peut être envoyée dans un lieu dans lequel elle serait soumise à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ou dans lequel sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

(...)

Permis de séjour humanitaire

Article 46 - (1) Dans les cas suivants, un permis de séjour humanitaire peut être délivré et prolongé par les préfectures, à condition d’obtenir l’approbation du ministère et pour une durée maximale d’un an, sans s’attacher aux conditions de délivrance des autres permis de séjour :

(...)

b) Lorsque les étrangers ne peuvent pas être éloignés de la Türkiye ou qu’il n’est pas jugé raisonnable ou possible pour eux de quitter la Türkiye malgré un arrêté d’expulsion ou une interdiction d’entrée en Türkiye ;

c) lorsque l’étranger n’est pas visé par une décision d’expulsion en vertu de l’article 55 ;

ç) lorsqu’un recours judiciaire est exercé contre les mesures prises en vertu des articles 53, 72 et 77 (...) »

Expulsion

Article 52 - (1) Les étrangers peuvent être expulsés vers leur pays d’origine, vers un pays de transit ou vers un pays tiers par une décision d’expulsion.

Décisions d’expulsion

Article 53 - (1) La décision d’expulsion est prise sur instruction de la Direction générale (de l’immigration) ou d’office par les préfectures.

(2) La décision et ses motifs sont notifiés à l’étranger en question, à son représentant légal ou à son avocat. Si la personne visée par la décision d’expulsion n’est pas représentée par un avocat, les conséquences de la décision ainsi que les procédures et les délais de recours sont notifiés à elle ainsi qu’à son représentant légal.

(3) L’étranger, son représentant légal ou son avocat peut faire un recours contre la décision d’expulsion devant le tribunal administratif dans les quinze jours à compter de la date de notification. L’auteur du recours contre la décision doit également en informer l’autorité qui l’a prise.

Il est statué dans un délai de quinze jours sur les recours introduits devant le tribunal. La décision que rend le tribunal sur la question est définitive. Sauf s’il y consent, l’étranger n’est pas expulsé pendant le délai de recours contre la décision d’expulsion ou s’il forme un recours, jusqu’au prononcé de la décision du tribunal.

Personnes à l’égard desquelles une décision d’expulsion sera prise

Article 54 - (1) Une décision d’expulsion doit être prise à l’égard des étrangers cités ci-dessous :

(...)

d) les étrangers qui constituent une menace pour l’ordre et la sécurité publics, ou la santé publique,

(...)

(2) (Modifié : 3/10/2016-KHK-676/36 art. ; Adopté dans sa version modifiée : 1/2/2018-7070/31 art.) Une décision d’expulsion peut être prise à tout stade de la procédure de protection internationale pour les demandeurs de protection internationale ou les titulaires du statut de protection internationale qui sont considérés comme relevant des alinéas b), d) et k) du premier paragraphe du présent article.

Personnes qui ne feront pas l’objet d’une décision d’expulsion

Article 55 - (1) Quand bien même ils entreraient dans le champ d’application de l’article 54, les étrangers suivants ne peuvent être expulsés :

a) ceux dont on peut légitimement croire qu’ils seront soumis à la peine de mort, à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants dans le pays où ils seront expulsés.

(...)

La rétention administrative en instance d’expulsion et sa durée

Article 57 - (1) Les étrangers entrant dans le champ d’application de l’article 54 sont immédiatement signalés à la préfecture pour qu’une décision soit prise au cas où ils seraient appréhendés par les forces de l’ordre. La décision d’expulsion est prise par la préfecture pour ceux à l’égard desquels une décision d’expulsion est jugée nécessaire. Le délai d’évaluation et de décision ne peut dépasser quarante-huit heures.

(2) La décision de rétention administrative est prise par la préfecture pour les personnes qui risquent de s’échapper ou de disparaître, qui enfreignent les règles d’entrée ou de sortie de Türkiye, qui utilisent des documents contrefaits ou faux, qui ne quittent pas la Türkiye dans le délai imparti sans excuse acceptable, qui représentent une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique. Les étrangers visés par une décision de rétention administrative sont conduits aux centres de renvoi dans les quarante-huit heures par l’unité chargée de l’application de la loi qui a procédé à l’arrestation.

(3) La durée de la rétention administrative dans les centres de renvoi ne doit pas dépasser six mois. Toutefois, cette période peut être prolongée de six mois au maximum si la procédure d’expulsion ne peut être menée à bien en raison de la non-coopération de l’étranger ou de son incapacité à fournir des informations ou des documents corrects concernant son pays.

(4) La préfecture évalue régulièrement, tous les mois, s’il est nécessaire de poursuivre la rétention administrative. Si le maintien en rétention n’est pas jugé nécessaire, le délai de trente jours n’a pas à expirer. Il est mis fin immédiatement à la rétention administrative des étrangers dont le maintien en rétention administrative n’est pas jugé nécessaire. Des obligations administratives peuvent être imposées à ces étrangers, telles que la résidence à une certaine adresse et des signalements selon des modalités et pour une durée à déterminer.

(5) La décision de rétention administrative, la prolongation de la durée de rétention administrative et les résultats des évaluations effectuées régulièrement tous les mois sont notifiés à l’étranger, à son représentant légal ou à son avocat en en indiquant les motifs. Par ailleurs, si la personne placée en rétention administrative n’est pas représentée par un avocat, elle ou son représentant légal est informé de l’issue de la décision, des procédures de recours et des délais.

(6) La personne placée en rétention administrative, son représentant légal ou son avocat peuvent s’adresser au juge de paix pénal pour contester la décision de rétention administrative. La demande ne suspend pas la rétention administrative. Si la requête est soumise à l’administration, elle est immédiatement remise au juge de paix pénal autorisé. Le juge de paix pénal statue dans les cinq jours. Sa décision est définitive. La personne placée en rétention administrative, son représentant légal ou son avocat peut saisir à nouveau le juge de paix pénal en faisant valoir que les conditions de la rétention administrative ont disparu ou ont changé.

(...)

Centres de renvoi

Article 58 - (1) Les étrangers placés en rétention administrative sont détenus dans des centres d’éloignement.

(...)

Services à fournir dans les centres de renvoi

Article 59 - (1) Dans les centres de renvoi

a) Les services de santé d’urgence et de base qui ne peuvent être pris en charge par l’étranger sont fournis gratuitement,

b) L’étranger peut joindre et consulter ses proches, son notaire, son représentant légal et son avocat, et accéder aux services téléphoniques,

c) L’étranger peut rencontrer ses visiteurs, le fonctionnaire consulaire de l’État dont il a la nationalité ou les agents du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés,

(...) »

44. Le règlement n o 28980 du 22 avril 2014 relatif aux centres d’accueil et aux centres d’éloignement prévoit dans son article 14 les services à fournir dans ces centres : hébergement et alimentation, sécurité interne et externe, services de santé d’urgence et de base qui ne peuvent être pris en charge par l’étranger, activités de soutien psychologique et social.

GRIEFS

45. Le requérant se plaint en premier lieu de ce qu’il serait menacé d’extradition ou d’expulsion de Türkiye vers la Chine, où il risquerait la mort et/ou des mauvais traitements en raison de ses opinions politiques, ou d’éloignement vers un pays intermédiaire où il serait privé d’une protection effective contre le refoulement vers la Chine. Il invoque à cet égard les articles 2 et 3 de la Convention.

46. Une nouvelle fois sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention, le requérant voit dans sa rétention administrative un mauvais traitement qui a mis sa vie en danger étant donné qu’il souffrirait d’une grave maladie cardiaque. Il se plaint plus précisément d’une absence d’assistance médicale dans les centres d’éloignement où il était détenu et des conditions de détention dans ces centres. Il allègue en outre, sous le même chef, qu’il a été détenu à l’isolement, ce qui aurait nui à sa santé mentale.

47. Le requérant soutient, sous l’angle de l’article 5 de la Convention, que sa rétention administrative était illégale dans son ensemble. Il ajoute que sa détention à partir du 19 octobre 2017 au centre d’éloignement des étrangers de Tekirdağ était manifestement contraire à la loi étant donné que, selon la législation nationale, sa détention ne pouvait excéder douze mois.

EN DROIT

48. Le requérant estime que son renvoi en Chine l’exposerait à un risque sérieux de mauvais traitements ou même de mort. Il invoque cet égard les articles 2 et 3 de la Convention, qui se lisent ainsi :

Article 2

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

49. Le Gouvernement soutient que le requérant n’est plus une victime au sens de l’article 34 de la Convention, du fait de l’issue des recours qu’il avait formés au plan national. Il expose que le requérant bénéficie à présent du statut de protection internationale et qu’il a reçu une réparation pour toute violation de ses droits conventionnels qu’il a pu subir. Il souligne que la Cour constitutionnelle, dans une première décision relative à une mesure provisoire, a ordonné de suspendre la procédure d’expulsion engagée contre le requérant au motif qu’en cas d’expulsion vers son pays d’origine, ce dernier aurait pu être confronté à un risque réel de danger pour son intégrité matérielle et morale. Dans une deuxième décision sur le fond, la Cour constitutionnelle aurait entériné cette décision en constatant que les tribunaux administratifs avaient rejeté le recours formé par le requérant contre l’ordonnance d’expulsion sans suffisamment examiner les risques de danger dans le pays d’origine.

50. Le requérant affirme en revanche que la menace d’être renvoyé dans son pays d’origine n’a pas complètement disparu puisque les deux décisions de la Cour constitutionnelle auraient pour effet combiné d’empêcher son renvoi vers la Chine, directement ou via le Kazakhstan, mais que ces décisions n’empêcheraient pas son éloignement vers un État tiers, qui à son tour pourrait le refouler vers la Chine sans que les garanties prévues par la Convention ne soient appliquées.

51. La Cour rappelle que, dans les affaires relevant de l’interdiction d’éloigner les étrangers vers un pays où ils courront un risque réel d’être soumis à des mauvais traitements (voir les principes rappelés récemment dans l’arrêt Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC], n os 28492/15 et 49975/15, §§ 93 ‑ 116, 29 avril 2022), ce sont les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en Å“uvre et de la sanction des droits et libertés garantis et qui sont, à ce titre, tenues d’examiner les craintes exprimées par les requérants et d’évaluer les risques qu’ils encourent en cas de renvoi dans le pays de destination au regard de l’article 3 de la Convention ( M.A. c. Belgique , n o 19656/18, § 78, 27 octobre 2020).

52. En l’espèce, la Cour note que la Cour constitutionnelle a rendu deux décisions au sujet de l’éloignement du requérant du territoire turc: l’une ordonnant une mesure provisoire selon laquelle le requérant ne devait pas être expulsé vers la Chine ou le Kazakhstan, en attendant l’issue de la procédure concernant sa requête individuelle, et l’autre, un arrêt sur le fond constatant que les juridictions administratives n’avaient pas procédé à une évaluation adéquate des risques de mauvais traitements auxquels le requérant prétendait être exposé en cas de renvoi dans son pays d’origine et concluant à une violation de l’interdiction des mauvais traitements imposée par la Constitution. Elle observe aussi que le tribunal administratif d’Edirne a annulé l’ordonnance de l’éloignement du requérant du territoire turc, en application dudit arrêt de Cour constitutionnelle.

53. La Cour examine ensuite la thèse du requérant selon laquelle les deux décisions de la Cour constitutionnelle sur l’éloignement du territoire turc n’empêcheraient pas son renvoi vers un pays tiers, autre que la Chine et le Kazakhstan, qui pourrait le transférer vers la Chine, sans passer par le contrôle offert par le mécanisme de la Convention. Elle constate que l’effet combiné de l’arrêt de la Cour constitutionnelle et du jugement du tribunal administratif est que le transfert du requérant vers son pays d’origine ne serait pas en conformité avec la Constitution turque et la Convention. Il est vrai que le renvoi d’un étranger vers un tiers pays peut poser problème dans des diverses hypothèses, par exemple s’il n’y pas accès à une procédure d’asile adéquate ( Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], n o 47287/15, §§ 130 ‑ 138, 21 novembre 2019), si les conditions d’accueil y sont inadéquates ( M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], n o 30696/09, §§ 362-368, CEDH 2011), ou si l’accès à des facilités d’accueil adaptées à sa vulnérabilité particulière n’est pas garanti ( Tarakhel c. Suisse [GC], n o 29217/12, §§ 100-122, CEDH 2014 (extraits)). La Cour n’estime cependant pas que l’une quelconque de ces questions ne se pose tout de suite en l’espèce, en l’absence d’un nouvel arrêté visant à éloigner le requérant de Türkiye. Dans l’hypothèse où une telle mesure serait prise, il incomberait aux juridictions nationales, y compris à la Cour constitutionnelle turque, de vérifier la conformité de ladite mesure avec la Convention avant que la Cour ne se prononce sur celle-ci (voir, mutatis mutandis , Khan c. Allemagne (radiation) [GC], n o 38030/12, § 38, 21 septembre 2016).

54. Par ailleurs, la Cour note que la demande tendant à l’extradition du requérant vers la Chine a été rejetée par la cour d’assises d’Istanbul. Les juridictions pénales compétentes en la matière n’ont été saisies d’aucune nouvelle demande d’extradition formulée contre le requérant.

55. Eu égard à ce qui précède, la Cour constate que le requérant ne risque pas d’être expulsé ni pour le moment ni dans un avenir prévisible. Elle estime donc qu’il ne se justifie plus, conformément à l’article 37 § 1 c) de la Convention, de poursuivre l’examen de cette partie de la requête (voir, entre beaucoup d’autres, A.A. c. Belgique (déc.), n o 66712/13, 19 mai 2015, S.S. c. Pays-Bas (déc.), n o 67743/14, 1 er septembre 2015). Elle considère par ailleurs qu’aucun motif particulier touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention n’exige la poursuite de l’examen de ces griefs en vertu de l’article 37 § 1 in fine de la Convention. Partant, la Cour conclut qu’il y a lieu de rayer du rôle cette partie de la requête.

En conséquence, il convient de mettre fin à l’application de l’article 39 du règlement.

56. Invoquant de nouveau les articles 2 et 3 de la Convention, le requérant voit dans sa rétention administrative un mauvais traitement qui a mis sa vie en danger étant donné qu’il souffrirait d’une grave maladie cardiaque. Il allègue en outre sous le même chef qu’il a été détenu pendant près de six mois à l’isolement, ce qui aurait nui à sa santé.

57. Le Gouvernement soutient que les conditions de détention du requérant dans les deux centres d’éloignement étaient bonnes. Il expose que les centres d’éloignement en Turquie sont régis par des normes plus protectrices par rapport à de nombreux autres pays du Conseil de l’Europe. Le requérant aurait été placé le 19 octobre 2016 dans le centre de renvoi de Kırklareli, qui aurait été construit par le fonds de l’Union européenne dans le cadre du projet d’établissement de centres d’admission et d’éloignement de l’UE et aurait commencé à fonctionner en septembre 2015. Les familles, les hommes et les femmes auraient été logés par six au maximum dans des chambres standard d’une superficie de 24,98 mètres carrés chacune. Toutes les chambres seraient équipées d’une douche et de toilettes. Il y aurait des salles de télévision et une laverie située à chaque étage. Les personnes retenues recevraient trois repas par jour à la cafétéria. Elles seraient également autorisées à sortir dans la cour en plein air quand elles le souhaitent. Le Gouvernement a produit aussi des photos du centre de renvoi de Kırklareli.

58. Le Gouvernement rappelle que le requérant a été placé au centre de renvoi de Tekirdağ le 26 avril 2017 où deux zones de vie séparées, d’une superficie de 35 mètres carrés chacune, et qui formeraient ensemble un appartement composé d’une chambre, d’un salon, d’une douche et de toilettes auraient été mises à la disposition du requérant. Le requérant aurait eu la possibilité d’aller dans la cour en plein air, quand il le souhaitait. Il aurait cultivé des plantes comme passe-temps dans le jardin d’une superficie de 200 mètres carrés. En plus des repas qui auraient été servis trois fois par jour, il aurait également eu la possibilité d’utiliser la cuisine, de regarder la télévision et d’utiliser les moyens de communication sans aucune limitation, ainsi que de rencontrer sa famille et son avocat. Le Gouvernement a produit aussi les photos des installations disponibles au centre d’éloignement de Tekirdağ.

59. Le Gouvernement soutient aussi que, pendant son séjour au centre de renvoi de Kırklareli et au centre de renvoi de Tekirdağ, le requérant a reçu une assistance médicale suffisante, chaque fois qu’il en avait besoin. Il a produit devant la Cour une liste des dossiers d’examens médicaux et d’autres documents concernant l’état de santé du requérant.

60. Le requérant allègue avoir été maintenu à l’isolement dans sa chambre au centre d’éloignement de Kırklareli entre le 19 octobre 2016 et le 2 mai 2017. Il n’aurait pas été autorisé à sortir à l’extérieur avec les autres personnes retenues comme il l’aurait demandé, mais au lieu de cela, il aurait été autorisé à aller dehors seul pendant un temps limité.

61. Selon le requérant, c’est à tort que la Cour constitutionnelle a admis l’exactitude des informations données par l’administration selon lesquelles il avait partagé sa cellule avec d’autres étrangers. Le conseil du requérant voit un lien entre le fait que ce dernier était seul dans sa cellule et le fait qu’il a eu des problèmes de santé mentale tels que du stress, une dépression nerveuse, des insomnies et des problèmes physiques tels que trois crises cardiaques et des opérations pour un angiome et un pontage.

62. Le conseil du requérant soutient aussi qu’avant d’être placé en rétention, ce dernier n’avait pas de graves problèmes de santé. Il dit que la raison pour laquelle il a été transféré au centre d’éloignement de Tekirdağ était que l’hôpital d’État de Kırklareli était inadapté au traitement dont il avait besoin. Il rappelle que, dans le cas typique de blessures en détention, lorsqu’une personne est en bonne santé avant son arrestation ou sa détention et qu’il est prouvé qu’elle a été blessée après celle-ci, la charge de la preuve incombe aux autorités qui doivent démontrer qu’il n’a pas été fait usage de la force, que celle-ci n’était pas excessive ou qu’elle était justifiée par le propre comportement de la victime.

63. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’État contractant l’obligation de protéger le bien-être physique des personnes privées de liberté en leur fournissant, entre autres, les soins médicaux requis. Ainsi, l’absence de soins médicaux appropriés peut constituer un traitement contraire à l’article 3 (voir, entre autres, Blokhin c. Russie [GC], n o 47152/06, § 136, 23 mars 2016). Elle estime aussi que, sur la question du caractère « approprié » ou non des soins médicaux, les principes tels que résumés au paragraphe 137 de son arrêt Blokhin c. Russie [GC], précité, s’applique en l’espèce :

« (...) le simple fait qu’un détenu ait été examiné par un médecin et qu’il se soit vu prescrire tel ou tel traitement ne saurait faire conclure automatiquement au caractère approprié des soins administrés (...). En outre, les autorités doivent s’assurer que les informations relatives à l’état de santé du détenu et aux soins reçus par lui en détention sont consignées de manière exhaustive (...), que le détenu bénéficie promptement d’un diagnostic précis et d’une prise en charge adaptée (...) et qu’il fasse l’objet, lorsque la maladie dont il est atteint l’exige, d’une surveillance régulière et systématique associée à une stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes (...) Par ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu’elles ont créé les conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi (...) En outre, les soins dispensés en milieu carcéral doivent être appropriés, c’est-à-dire d’un niveau comparable à celui que les autorités de l’État se sont engagées à fournir à l’ensemble de la population. Toutefois, cela n’implique pas que soit garanti à tout détenu le même niveau de soins médicaux que celui des meilleurs établissements de santé extérieurs au milieu carcéral (...) »

64. La Cour rappelle en outre qu’une allégation non étayée selon laquelle les soins médicaux ont été inexistants, retardés ou autrement inadéquats est normalement insuffisante pour révéler un problème au regard de l’article 3 de la Convention. Une allégation crédible doit normalement comporter, entre autres, une référence suffisante à l’état pathologique en question ; le traitement médical qui a été demandé, fourni ou refusé ; et certains éléments de preuve – tels que des rapports d’experts – susceptibles de révéler des manquements graves dans les soins médicaux du requérant (voir, entre autres, Krivolapov c. Ukraine , n o 5406/07, § 76, 2 octobre 2018).

65. La Cour rappelle par ailleurs que l’article 3 impose à l’État à s’assurer que toute personne privée de liberté soit détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, à ce que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’individu à une détresse ou à une épreuve d’une intensité excédant le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et à ce que, compte tenu des exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du détenu soient convenablement assurés (voir, par exemple, Riad et Idiab c. Belgique , n os 29787/03 et 29810/03, § 99, 24 janvier 2008, et Muršić c. Croatie [GC], n o 7334/13, § 99, 20 octobre 2016). Lors de l’évaluation des conditions de détention, il convient de tenir compte des effets cumulés de ces conditions, ainsi que des allégations spécifiques formulées par le requérant. La durée de la période pendant laquelle une personne est détenue dans les conditions particulières doit également être considérée (voir, entre autres, Aden Ahmed c. Malte , n o 55352/12, § 86, 23 juillet 2013, et Muršić c. Croatie [GC], précité, § 101 et § 126).

66. Dans la présente affaire, la Cour rappelle que le requérant a été retenu consécutivement dans deux centres de rétention, celui de Kırklareli et celui de Tekirdağ. Elle estime que l’arrêt de la Cour constitutionnelle, les documents produits par les administrations concernées devant la haute juridiction, les documents ainsi que les photos produites par le Gouvernement dans le cadre de la présente affaire lui permettent globalement d’établir les conditions dans lesquelles le requérant a été retenu dans ces centres.

67. En particulier, la Cour note que, pendant le séjour du requérant dans le centre de rétention de Kırklareli, il n’y existait aucune surpopulation, que le requérant a pu y disposer d’une chambre individuelle et qu’il a pu bénéficier, comme les autres personnes retenues, d’une sortie quotidienne en plein air, d’activités sociales, de normes d’alimentation et d’hygiène correctes et de visites de ses proches. À supposer qu’il n’eût pas de contact pendant six mois avec les autres codétenus, peut-être pour des raisons de sécurité, le fait qu’il disposait de tous les moyens de communication avec l’extérieur sans restriction et qu’il recevait de la visite des membres de sa famille a dû atténuer son sentiment de solitude. La Cour note également que lorsque le requérant s’est plaint auprès du médecin traitant du stress dû à l’isolement social, l’administration a transféré dans sa chambre une autre personne parlant sa langue maternelle.

68. Par ailleurs, en ce qui concerne le séjour du requérant dans le centre de rétention de Tekirdağ, la Cour note que les conditions d’hébergement et les commodités mises à sa disposition semblaient être nettement au-dessus des normes minimales de rétention. D’ailleurs, le requérant ne tire aucun grief spécifique de ses conditions de séjour dans ce centre.

69. Quant aux griefs tirés par le requérant d’une insuffisance du suivi et du traitement de ses problèmes de santé pendant sa rétention dans les deux centres de rétention, la Cour note, au vu des documents produits devant elle et à l’instar des constatations de la Cour constitutionnelle, que le requérant a été soumis à plusieurs examens et traitements entre les mains des médecins des centres de rétention (l’un de ces examens ayant conduit à ce qu’un codétenu soit transféré dans la chambre du requérant afin de remédier à la solitude de ce dernier) et qu’il a aussi été hospitalisé pour y passer plusieurs examens avancés et recevoir des traitements spécifiques et complexes. La Cour observe également que les informations relatives à l’état de santé du requérant ont été régulièrement consignées par les autorités médicales, que les problèmes de santé de ce dernier ont été diagnostiqués et pris en charge sans retard significatif et que ses problèmes cardiaques ont été surveillés et traités dans le cadre d’une stratégie thérapeutique en milieu hospitalier.

70. La Cour estime par ailleurs que le requérant n’a pas démontré en quoi les diagnostics et les traitements médicaux qu’il a reçus n’étaient pas d’un niveau comparable à ceux fournis à la population générale. De plus, le requérant n’a pas démontré, ni bien expliqué, que les traitements conseillés par les médecins n’avaient pas été correctement appliqués en raison d’un refus ou d’une négligence des autorités chargées de sa rétention. Il n’allègue pas non plus qu’en dehors des soins médicaux dispensés dans les hôpitaux publics et remboursés par l’État, un traitement complémentaire aurait été prescrit par des médecins de son choix ni qu’un tel traitement n’aurait pas pu être administré.

71. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les griefs tirés par le requérant des conditions de sa rétention administrative et des soins médicaux qui lui ont été prodigués n’ont pas été dûment étayés et que ces griefs doivent être rejetés comme étant manifestement mal fondés, en application de l’article 35 §§ 1, 3 a) et 4 de la Convention.

72. Sur le terrain de l’article 5 de la Convention, le requérant se plaint d’une illégalité de sa détention.

Les parties pertinentes de l’article 5 se lisent ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

(...)

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

73. Dans ses observations du 23 mai 2019, le Gouvernement soutient qu’en ce qui concerne ces griefs, le requérant n’a plus la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. Il fait observer que, dans son arrêt du 2 mai 2019, la Cour constitutionnelle a non seulement conclu à une violation du droit à la liberté et à la sécurité du requérant, mais aussi accordé une réparation pour cette violation. La Cour constitutionnelle aurait également communiqué son arrêt à la Direction générale de l’immigration pour que celle-ci assure la mise en liberté du requérant.

74. Le requérant conteste cette thèse. Il soutient que l’arrêt de la Cour constitutionnelle concluant à la violation de son droit à la liberté à raison de sa détention a confirmé la validité et la gravité de ses griefs, mais que le montant de 30 000 TRY accordé par la haute juridiction pour dommage moral n’a pas réparé les préjudices qu’il a subis. Il rappelle que selon la jurisprudence de la Cour, le temps passé par la personne en détention est le facteur le plus important pour évaluer l’étendue de ce dommage. Il soutient à cet égard que sa rétention administrative a duré plus de deux ans et qu’elle l’a également fait souffrir au point que sa santé physique et mentale s’est gravement détériorée.

75. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation officielle au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par la Cour ( Rooman c. Belgique [GC], n o 18052/11, § 178, 31 janvier 2019, et Tănase c. Moldova [GC], n o 7/08, § 105, CEDH 2010).

76. Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention. À cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (voir, entre autres, Scordino c. Italie (n o 1) [GC], n o 36813/97, §§ 179 ‑ 180, CEDH 2006 ‑ V). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête ( Rooman c. Belgique [GC], précité, § 179).

77. Un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée. Par ailleurs, lorsque le grief du requérant tiré de la violation de l’article 5 § 1 de la Convention est principalement fondé sur l’illégalité alléguée de sa détention en droit interne, et que cette détention a pris fin, une action susceptible d’aboutir à la déclaration de son illégalité et à l’octroi d’une indemnité en conséquence constitue un recours qui permet de réparer le dommage subi par le requérant, si le caractère praticable de ce recours a été établi de manière convaincante. Soutenir le contraire reviendrait à doubler la procédure interne par une procédure devant la Cour, ce qui ne serait guère compatible avec son caractère subsidiaire ( Gavril Yossifov c. Bulgarie , n o 74012/01, §§ 40-42, 6 novembre 2008, et la jurisprudence qui y est citée).

78. Dans la présente affaire, la Cour observe que les griefs tirés de l’article 5 de la Convention ont également été présentés à la Cour constitutionnelle turque. La haute juridiction a examiné la légalité de la rétention administrative imposée au requérant, en la scindant en trois périodes, chacune d’entre elles étant déterminée en fonction du fondement légal spécifique de la privation de liberté. En ce qui concerne la première période de six mois, la Cour constitutionnelle a considéré que les décisions de rétention ne contenaient aucun motif concret permettant de justifier la privation de la liberté du requérant du point de vue des critères légaux de l’ordre public et de la sécurité publique. Pour ce qui est de la seconde période de six mois, elle a estimé que les décisions de prolongation de la détention ne renfermaient aucune indication sur les circonstances exceptionnelles retenues par la loi pour une telle prolongation de la privation de liberté. Quant à la période de détention au-delà des douze mois, le délai maximal autorisé par la loi pour la rétention administrative, pour laquelle l’administration affirmait que le requérant était resté volontairement dans le centre de renvoi, la Cour constitutionnelle a rappelé que l’une des obligations positives de l’État consistait à empêcher l’individu de renoncer volontairement à sa liberté physique et qu’aucune valeur juridique ne pouvait être attribuée au consentement du requérant à être privé de sa liberté. Il n’en reste pas moins que la Cour constitutionnelle a également communiqué son arrêt à l’administration aux fins de la mise en liberté du requérant (qui avait déjà été libéré environ deux semaines auparavant).

79. La Cour estime que les conclusions à laquelle la Cour constitutionnelle est parvenue quant à l’irrégularité de la privation de la liberté imposée au requérant sous l’empire de diverses dispositions de la législation montrent que la haute juridiction a expressément reconnu qu’il y avait eu une violation de l’article 5 de la Convention, lequel a été invoqué plus tard par le requérant devant la Cour pour les mêmes griefs.

80. Quant à la thèse, défendue par le requérant, de l’insuffisance de l’indemnité accordée par la Cour constitutionnelle pour la violation de son droit à la liberté, la Cour rappelle que lorsque des autorités nationales octroient à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant. Pour ce faire, elle tient compte de sa propre pratique dans des affaires similaires et elle recherche, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable, ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prend en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le moyen de redressement choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question, dès lors qu’il leur appartient en premier lieu d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention. Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire à l’examen (voir, entre autres, Scordino c. Italie (n o 1) [GC], précité, §§ 178 ‑ 203, Cocchiarella c. Italie [GC], n o 64886/01, §§ 65 ‑ 107, CEDH 2006 ‑ V, et Vedat DoÄŸru c. Turquie , n o 2469/10, § 40, 5 avril 2016).

81. La Cour note que la Cour constitutionnelle a accordé au requérant 30 000 TRY (soit environ 5 000 euros (EUR à l’époque des faits) pour dommage moral et 2 475 TRY (soit environ 415 EUR) pour frais de procédure (honoraires d’avocat). Se référant à sa pratique en matière de dédommagement pour préjudice moral dans les affaires de privation de la liberté dans le cadre de l’éloignement d’étrangers ( A. et autres c. Royaume ‑ Uni [GC], n o 3455/05, § 252-253, CEDH 2009, Eminbeïli c. Russie , n o 42443/02, § 76, 26 février 2009, Dubovik c. Ukraine , n os 33210/07 et 41866/08, § 79, 15 octobre 2009, et Al Husin c. Bosnie ‑ Herzégovine , n o 3727/08, § 87, 7 février 2012), la Cour estime que ce montant ne peut pas être considéré comme manifestement disproportionné. Bien que le montant de 5 000 EUR pour une rétention administrative de plus de deux ans soit inférieur à ce que la Cour aurait alloué dans les affaires concernant l’illégalité de la mise en détention provisoire dans le cadre des poursuites pénales, les circonstances particulières de la présente affaire justifient l’octroi d’une somme inférieure : lors de la rétention administrative imposée au requérant, la communication de ce dernier avec l’extérieur était permise d’une façon illimitée, le requérant disposait de plus de facilités d’accueil dans les locaux de détention et la possibilité pour lui de recevoir des soins médicaux n’était pas restreinte. De plus, la coercition émanant des autorités publiques paraissait moins prononcée et plus indirecte en ce qui concerne la rétention administrative du requérant au-delà des douze premiers mois.

82. Il s’ensuit qu’au plan interne, il y a eu une reconnaissance d’une violation des droits du requérant garantis par l’article 5 de la Convention ainsi que le paiement d’une indemnité suffisante en réparation de la violation constatée. Le requérant ne peut donc plus se prétendre victime d’une violation de l’article 5 de la Convention, au sens de l’article 34 de la Convention. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 (a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Décide de joindre les requêtes ;

Décide de rayer du rôle la partie de la requête concernant le risque d’expulsion ou d’extradition vers la Chine ;

Déclare irrecevables le restant des requêtes.

Fait en français puis communiqué par écrit le 20 octobre 2022.

Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro Greffier Président

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