KVYATKOVSKIY v. RUSSIA
Doc ref: 6390/18 • ECHR ID: 001-187254
Document date: September 25, 2018
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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n o 6390/18 Viktor Bronislavovich KVYATKOVSKIY contre la Russie
La Cour européenne des droits de l ’ homme (troisième section), siégeant le 25 septembre 2018 en une chambre composée de :
Vincent A. De Gaetano, président, Branko Lubarda, Dmitry Dedov, Pere Pastor Vilanova, Alena Poláčková, Georgios A. Serghides, Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section ,
Vu la requête susmentionnée introduite le 25 janvier 2018,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M. Viktor Bronislavovich Kvyatkovskiy, est un ressortissant russe né en 1971 et résidant à Moscou.
A. Les circonstances de l ’ espèce
2. Les faits de la cause, tels qu ’ ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
3. En 2009, l ’ administration du district Leninski (région de Moscou) délivra à deux particuliers des permis de construire autorisant l ’ édification de deux maisons individuelles de trois étages maximum sur deux parcelles agricoles situées dans le périmètre de terrains réunis au sein d ’ une association coopérative d ’ exploitations agricoles individuelles ( товарищество личных подсобных хозяйств ).
4. Le 13 novembre 2012, le requérant acheta les deux parcelles susmentionnées, et, le 3 décembre 2012, il fit enregistrer son droit de propriété dans le registre unifié des droits immobiliers.
5. En 2013, le requérant fit construire deux bâtiments de trois étages sur ces parcelles et, le 15 octobre 2015, il fit enregistrer son droit de propriété sur ces immeubles selon la procédure simplifiée applicable, à savoir sur présentation des contrats de vente des parcelles (paragraphe 15 ci-dessous).
6 . En 2016, l ’ administration du district Leninski mena des vérifications sur place, au cours desquelles elle constata que les bâtiments en question étaient des immeubles comportant plusieurs logements et qu ’ il n ’ y avait aucune exploitation agricole sur les parcelles.
7. Le 11 novembre 2016, l ’ administration assigna le requérant devant le tribunal de la ville de Vidnoïe (région de Moscou), demandant à ce qu ’ il lui fût enjoint de démolir ces immeubles au motif qu ’ il s ’ agissait de constructions illégales.
8. Dans ses conclusions en réplique, le requérant admit entre autres qu ’ il exerçait une activité lucrative consistant en la mise en location des locaux des bâtiments en question.
9. L ’ association coopérative, participant au procès en tant que tierce partie, déclara qu ’ elle s ’ était adressée à plusieurs reprises à l ’ administration du district pour lui signaler que les parcelles agricoles du requérant ne faisaient pas l ’ objet d ’ une exploitation agricole individuelle, que les bâtiments litigieux n ’ étaient pas des maisons individuelles et que leurs locaux étaient loués à des travailleurs étrangers.
10. Le tribunal de Vidnoïe ordonna une expertise technique des bâtiments en question. Selon le rapport d ’ expertise du 31 janvier 2017, ces bâtiments, qui avaient chacun une superficie légèrement supérieure à 1 000 m 2 , comportaient des locaux s ’ apparentant à quarante appartements [1] , et chacun de ces appartements disposait d ’ un WC, d ’ une salle d ’ eau, d ’ une cuisine et d ’ une entrée donnant sur un palier commun.
11 . Le 20 février 2017, le tribunal de Vidnoïe fit droit à l ’ action de l ’ administration. Il observa que les permis de construire avaient été délivrés pour l ’ édification de maisons individuelles, alors que les bâtiments réellement construits, bien qu ’ ils fussent de trois étages, étaient des immeubles de type hôtelier comportant plusieurs appartements. Le tribunal indiqua que, à la différence de la construction de maisons individuelles, celle d ’ immeubles comportant plusieurs logements impliquait la préparation d ’ un diagnostic de faisabilité technique et l ’ élaboration d ’ un projet architectural, le tout approuvé par un ingénieur. Il ajouta que les bâtiments avaient été érigés sur des parcelles agricoles non destinées à de tels immeubles, et ce en violation flagrante des dispositions foncières et urbanistiques. Le tribunal qualifia les immeubles de constructions illégales et ordonna leur démolition aux frais du requérant, en application de l ’ article 222 du code civil.
12. Le 31 mai 2017, la cour régionale de Moscou confirma ce jugement en appel. Respectivement le 7 août 2017 et le 30 octobre 2017, les juges uniques de cette cour et de la Cour suprême de Russie refusèrent la saisine de ces juridictions par la voie de la cassation.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
1. Les dispositions relatives à l ’ enregistrement des droits immobiliers
13. Selon l ’ article 2 de la loi fédérale n o 122-FZ du 3 juillet 1997 relative à l ’ enregistrement des droits immobiliers et des transactions immobilières, en vigueur jusqu ’ au 1 er janvier 2017, l ’ enregistrement des droits immobiliers dans le registre unifié des droits immobiliers était un acte juridique valant reconnaissance par l ’ État de ces droits. D ’ après cet article, un droit immobilier enregistré ne pouvait être contesté qu ’ en justice.
14 . Selon l ’ article 9 § 3 de la même loi, l ’ autorité compétente en matière d ’ enregistrement était chargée de vérifier l ’ authenticité et la validité des documents présentés à l ’ appui de la demande d ’ enregistrement, ainsi que l ’ existence de droits immobiliers enregistrés antérieurement sur le même immeuble ou de demandes antérieures. Selon l ’ article 13 de la loi, après réception de la demande d ’ enregistrement du droit et des documents présentés à l ’ appui de celle-ci, ladite autorité procédait à des vérifications ( правовая экспертиза ) concernant ces documents, y compris s ’ agissant de la licéité des transactions.
15 . Le 1 er septembre 2006, un nouvel article 25.3 fut introduit dans la loi fédérale susmentionnée. Cet article prévoyait la procédure simplifiée de l ’ enregistrement du droit de propriété sur une maison individuelle d ’ habitation. Selon cet article, dans sa rédaction à l ’ époque des faits, la présentation du titre constitutif du droit sur la parcelle (par exemple, un acte de vente du terrain) était nécessaire et suffisante pour l ’ enregistrement du droit de propriété sur ce type de biens immobiliers.
16. Le 1 er janvier 2017, la nouvelle loi fédérale relative à l ’ enregistrement des biens immobiliers ( о государственной регистрации недвижимости ), n o 218-FZ, est entrée en vigueur. Elle contient des dispositions essentiellement similaires à celles exposées ci-dessus.
2. Les dispositions relatives à la construction immobilière
17. Selon l ’ article 48 § 3 du code de l ’ urbanisme, une maison individuelle d ’ habitation est une maison de trois étages maximum destinée à une famille. Selon l ’ arrêté gouvernemental n o 47 du 21 janvier 2006, un immeuble comportant plusieurs logements est un ensemble de deux ou plusieurs appartements.
18. Selon la loi fédérale n o 112-FZ du 7 juillet 2010 relative à l ’ exploitation agricole individuelle, une telle exploitation est une activité agricole non lucrative effectuée par des particuliers et les membres de leurs familles et destinée à satisfaire leurs besoins personnels.
19. L ’ article 222 du code civil, tel qu ’ en vigueur à l ’ époque des faits, qualifiait de construction illégale tout immeuble érigé : a) sur un terrain non attribué selon les modalités prévues par la loi ou non constructible, b) sans les autorisations nécessaires, ou c) en violation des normes d ’ urbanisme et de construction. Il précisait que la personne ayant érigé la construction illégale n ’ en devenait pas propriétaire et qu ’ une telle construction devait être démolie à ses frais.
20 . Le 29 avril 2010, le plénum de la Cour suprême et celui de la Cour supérieure de commerce, dans une directive conjointe concernant l ’ interprétation de certaines dispositions relatives aux droits réels, ont précisé que l ’ enregistrement dans le registre unifié des droits immobiliers du droit de propriété sur un immeuble présentant les caractéristiques d ’ une construction illégale n ’ excluait pas la possibilité d ’ introduire une action en justice tendant à la démolition de cet immeuble.
GRIEF
21. Invoquant l ’ article 6 § 1 de la Convention et l ’ article 1 du Protocole n o 1 à la Convention, le requérant reproche aux juridictions internes de lui avoir ordonné de démolir ses immeubles au motif qu ’ il s ’ agissait de constructions illégales.
EN DROIT
22. Le requérant dénonce l ’ injonction judiciaire de démolir ses immeubles, prononcée par les tribunaux internes à raison de l ’ illégalité de ces constructions, et ce, selon lui, en dépit de la conformité de l ’ édification de ces biens aux permis de construire et de la régularité de l ’ enregistrement du droit de propriété sur ceux-ci. Il soutient à cet égard qu ’ il s ’ agit d ’ une mesure arbitraire contraire à l ’ article 6 § 1 de la Convention et à l ’ article 1 du Protocole n o 1 à la Convention.
Les parties pertinentes en l ’ espèce de ces dispositions sont ainsi libellées :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 1 du Protocole n o 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d ’ utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu ’ ils jugent nécessaires pour réglementer l ’ usage des biens conformément à l ’ intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d ’ autres contributions ou des amendes. »
23. La Cour observe que, en invoquant les deux articles précités, le requérant ne soulève qu ’ un seul grief relatif à l ’ obligation qui lui a été faite de détruire ses biens, lequel grief se rapporte à l ’ article 1 du Protocole n o 1 de la Convention uniquement. La Cour analysera donc ce grief sous le seul angle de cette dernière disposition.
1. Sur l ’ existence de « biens » et d ’ une ingérence
24. La Cour constate que les autorités ont inscrit dans le registre unifié des droits immobiliers le droit de propriété du requérant sur les immeubles et ont ainsi formellement reconnu la qualité de propriétaire de ce dernier. Celui ‑ ci était donc titulaire de « biens » au sens de l ’ article 1 du Protocole n o 1 à la Convention ( Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne , n o 38963/08, §§ 78-79, 4 novembre 2014, et Bidzhiyeva c. Russie , n o 30106/10, § 60, 5 décembre 2017).
25 . La Cour considère que l ’ injonction judiciaire de démolir ces immeubles s ’ analyse en une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens (voir, par exemple, Hamer c. Belgique, n o 21861/03, § 60, CEDH 2007 ‑ V (extraits)). Elle constate que cette mesure avait pour but de réglementer l ’ usage des biens conformément à l ’ intérêt général, puisqu ’ il s ’ agissait d ’ assurer le respect des règles d ’ urbanisme et de construction, ainsi que l ’ utilisation des terrains conformément à leur destination.
2. Sur la justification de l ’ ingérence
26. La Cour rappelle que, pour être conforme à l ’ article 1 du Protocole n o 1 à la Convention, toute mesure doit être opérée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but légitime et être proportionnée à ce but.
27. S ’ agissant de la légalité de l ’ ingérence, la Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle, sauf dans les cas d ’ arbitraire évident, elle n ’ est pas compétente pour remettre en cause l ’ interprétation de la législation interne par les juridictions nationales. En l ’ espèce, l ’ ingérence était fondée sur l ’ article 222 du code civil. Le tribunal de Vidnoïe a qualifié les bâtiments du requérant de constructions illégales, et il a rejeté l ’ argument de l ’ intéressé selon lequel ces bâtiments avaient été érigés conformément aux permis de construire et étaient des maisons individuelles. Il a constaté que, hormis le fait qu ’ ils s ’ élevaient sur trois étages, comme prévu dans les permis de construire, ces bâtiments ne répondaient pas aux critères des maisons individuelles car ils comportaient plusieurs appartements. Selon le tribunal, ces bâtiments étant en réalité des immeubles de type hôtelier comportant plusieurs logements, leur construction impliquait l ’ obtention de différents agréments, qui, en l ’ occurrence, n ’ avaient jamais été sollicités par le requérant (paragraphe 11 ci-dessus).
La Cour ne décèle aucun élément permettant de conclure que ce raisonnement du tribunal, entériné par les juridictions supérieures, était arbitraire ou manifestement incohérent. Elle considère donc que l ’ ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi » au sens de l ’ article 1 du Protocole n o 1 à la Convention.
La Cour ayant déjà constaté que la mesure en cause poursuivait un but d ’ intérêt général (paragraphe 25 ci-dessus), il reste à en déterminer la proportionnalité.
28. À cet égard, la Cour rappelle que la proportionnalité de l ’ ingérence implique l ’ existence d ’ un juste équilibre entre les exigences de l ’ intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge excessive. La Cour rappelle également que la vérification de l ’ existence d ’ un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause, et qu ’ elle peut appeler une analyse du comportement des parties, ainsi que des moyens employés par l ’ État et de la mise en œuvre de ceux-ci, en particulier quant à l ’ obligation des autorités d ’ agir en temps utile, de façon correcte et cohérente ( Bidzhiyeva , précité, § 64, avec les références citées).
29. S ’ agissant du comportement du requérant, la Cour observe que, sous le couvert de l ’ édification de maisons individuelles, celui-ci a fait construire des immeubles comportant plusieurs appartements destinés à être loués. Elle estime que l ’ intéressé ne pouvait pas légitimement croire, en l ’ absence d ’ obtention des autorisations nécessaires pour ce type de constructions, que ces immeubles avaient été licitement érigés et qu ’ il était à l ’ abri de poursuites.
30. S ’ agissant du comportement des autorités, la Cour prend note du moyen du requérant selon lequel, en procédant à l ’ enregistrement de son droit de propriété sur les immeubles sans avoir décelé d ’ irrégularités, les autorités lui ont donné l ’ impression qu ’ il se trouvait dans une situation de sécurité juridique.
31. La Cour note à cet égard que le requérant a sollicité l ’ enregistrement de son droit de propriété sur les bâtiments en présentant uniquement les contrats de vente des parcelles. Dans le cadre de cette procédure d ’ enregistrement, l ’ autorité compétente pouvait uniquement effectuer un contrôle documentaire des titres de propriété et des pièces d ’ identité présentés par le demandeur (paragraphes 14 et 15 ci-dessus) (comparer avec l ’ affaire Gladysheva c. Russie (n o 7097/10, §§ 78-79, 16 décembre 2011), où les autorités n ’ ont pas effectué en temps utile des démarches élémentaires pour déceler des falsifications des documents présentés lors d ’ une privatisation et à l ’ appui d ’ une demande d ’ enregistrement, et avec l ’ affaire Anna Popova c. Russie (n o 59391/12, §§ 10-12 et 35, 4 octobre 2016), où un appartement visé par une enquête pénale a été revendu plusieurs fois et le droit de propriété enregistré après chaque transaction alors qu ’ un procureur avait expressément demandé à l ’ autorité compétente de rejeter les demandes d ’ enregistrement).
L ’ autorité compétente en matière d ’ enregistrement ne pouvait donc pas, dans le cadre de la procédure en question, effectuer d ’ autres vérifications, y compris celles concernant le type d ’ immeubles érigés, l ’ existence des autorisations requises et la conformité des immeubles aux normes d ’ urbanisme et de construction.
32. La Cour estime ainsi que, en procédant à l ’ enregistrement du droit de propriété du requérant selon une procédure qui relève plus d ’ un régime de déclaration que celui d ’ autorisation, les autorités n ’ ont pas donné à l ’ intéressé l ’ assurance qu ’ il serait à l ’ abri de poursuites. Cette considération s ’ impose d ’ autant plus que la loi fédérale n o 122-FZ permet les contestations en justice des droits de propriété enregistrés dans le registre unifié, et en outre les juridictions suprêmes ont clairement indiqué que, dans une situation telle que celle rencontrée en l ’ espèce, une action en justice tendant à la démolition du bien en cause était possible (paragraphe 20 ci ‑ dessus).
33. La Cour note également que les autorités ont réagi relativement vite, à savoir près d ’ un an après l ’ enregistrement du droit de propriété du requérant (paragraphe 6 ci-dessus). Elles n ’ ont ainsi pas contribué à entériner une situation d ’ incertitude pour celui-ci ( Ivanova et Cherkezov c. Bulgarie , n o 46577/15, § 59, 21 avril 2016).
34. Il apparaît enfin que la construction d ’ immeubles comportant plusieurs logements était interdite sur les parcelles en question, lesquelles étaient destinées à l ’ exploitation agricole individuelle. Par conséquent, aucune mesure de régularisation autre que la démolition n ’ était possible en l ’ espèce (voir également Hamer , précité, §§ 84 et 86).
35. Eu égard à ces éléments, il n ’ apparaît pas que la mesure critiquée par le requérant ait fait supporter à ce dernier une charge disproportionnée et excessive incompatible avec le droit au respect de ses biens.
Il s ’ ensuit que la requête est manifestement mal fondée et qu ’ elle doit être rejetée, en application de l ’ article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l ’ unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 18 octobre 2018 .
FatoÅŸ Aracı Vincent A. De Gaetano Greffière adjointe Président
[1] . Il ne ressort pas clairement du dossier si c’ était chacun des immeubles ou l’ensemble formé par les deux immeubles qui comportait quarante appartements.