Drousiotis c. Chypre
Doc ref: 42315/15 • ECHR ID: 002-13732
Document date: July 5, 2022
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Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 264
Juillet 2022
Drousiotis c. Chypre - 42315/15
Arrêt 5.7.2022 [Section III]
Article 10
Article 10-1
Liberté d'expression
Motivation insuffisante et montant disproportionné des dommages-intérêts auxquels a été condamné un journaliste pour un article de presse consacré à un juriste de haut rang du service contentieux de l'Etat : violation
En fait – Le requérant, un journaliste, fut condamné pour diffamation à l’issue d'une procédure civile engagée par S.P., un juriste de haut rang du service contentieux de la République de Chypre, qui concernait un article qu'il avait publié dans le quotidien national « Politis » au sujet du maintien en fonction de S.P. pendant un an au-delà de l'âge de la retraite. Le requérant et la maison d'édition furent notamment condamnés à verser solidairement et/ou séparément à S.P. des dommages-intérêts d'un montant de 25 000 EUR, plus les intérêts légaux. Le requérant fit appel, en vain. Alors que la procédure judiciaire de première instance était pendante, S.P. fut nommé à la fonction de procureur général adjoint.
En droit – Article 10 : Les décisions des juridictions internes s’analysent en une « ingérence » dans le droit du requérant à la liberté d'expression qui était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de protéger la réputation ou les droits d'autrui. La Cour estime cependant que l'ingérence n'était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
L'affaire concernait un conflit entre le droit du requérant à la liberté d'expression garanti par l'article 10 et le droit de S.P. à la protection de sa réputation garanti par l'article 8. L'article visait directement S.P., le présentait comme un sycophante et critiquait son maintien en fonction. Les qualificatifs prêtés à S.P. étaient susceptibles de ternir sa réputation et de lui porter préjudice dans son milieu professionnel et social. Ils ont donc atteint le degré de gravité requis et pouvaient léser S.P. dans ses droits garantis par l'article 8.
a) L'article litigieux contribuait-il à un débat d'intérêt général ? Il était naturel que le maintien en fonction de S.P. n’échappe pas à l’œil minutieux de la presse. Il s'agit d'une question d'intérêt public qui a donné lieu à une controverse et à un débat politique de grande ampleur. Elle a fait l'objet d'autres publications et commentaires qui, entre autres, ont qualifié cette décision de scandaleuse. Il n’y avait donc guère matière à des restrictions au titre de l'article 10 § 2.
b) Le statut de S.P. – S.P. peut être qualifié de personnalité publique en raison de plusieurs facteurs, à savoir son rang élevé au sein du service contentieux de la République de Chypre, le fait qu'il aspirait à devenir le prochain procureur général et que, à la date de la publication de l'article, il était pressenti pour cette fonction, ainsi que sa participation systématique à des débats publics par ses publications dans la presse et par ses ouvrages de nature politique. Dans ces conditions, il faut considérer qu’il était inévitablement et sciemment entré dans la sphère publique et qu’il s'était exposé à un contrôle attentif, ce pour quoi il aurait dû faire preuve d'une plus grande tolérance.
c) La nature des propos offensants et leur fondement factuel – Le requérant a vivement critiqué le maintien en fonction de S.P. car il estimait que cette mesure n’était justifiée par aucune raison valable et qu'elle avait été adoptée à l'insu du supérieur de S.P., le procureur général, dans le cadre de tractations politiques plus larges entre le président de la République de Chypre et le président du Parlement. Il ressort des publications de l'époque que d'autres personnalités de la sphère politique ont exprimé des préoccupations similaires, quoique de manière moins exagérée. Les formules certes fortes et grossières employées par le requérant doivent donc être interprétées dans ce contexte plus large.
Le requérant a employé un style caustique et ironique avec des expressions fortes visant à attiser la polémique, à provoquer le public et à attirer son attention. Les juridictions internes se sont grandement focalisées sur le ton de l'article et sur le caractère excessif des expressions employées sans toutefois accorder une importance adéquate aux autres facteurs pertinents qu’elles devaient prendre en considération dans leur mise en balance des droits en conflit. En particulier, bien qu'elles aient reconnu que S.P. était une personne de la sphère publique et que son maintien en fonction était une question d'intérêt public, elles n'ont pas réellement intégré ces éléments dans leur appréciation ni considéré l'article dans le contexte général de l'époque à laquelle il avait été écrit. En outre, rien n'indique que l'article ait été publié de mauvaise foi, ni que les juridictions internes l'aient jugé comme tel. De plus, les expressions utilisées dans l'article s’analysaient essentiellement en des jugements de valeur et non en des déclarations factuelles concrètes.
Si le requérant s’est efforcé au cours de la procédure interne d'expliciter le fondement factuel de ses allégations, les juridictions internes ne se sont pas suffisamment penchées sur ce point. En effet, au vu des circonstances, et compte tenu des informations disponibles à l'époque, notamment des publications antérieures en la matière sur lesquelles le requérant s'était appuyé, la Cour ne peut conclure que les expressions incriminées étaient dépourvues de fondement factuel. Dès lors, les raisons avancées par les juridictions internes pour justifier l'ingérence, quoique pertinentes, n'étaient pas suffisantes.
d) La lourdeur de la sanction infligée – Le montant accordé au titre des dommages-intérêts est disproportionné aux buts poursuivis. Il est exceptionnellement élevé en lui-même. En outre, il est difficile d'admettre qu’une quelconque atteinte présumée ou potentielle à la réputation de S.P. ait été d'une gravité telle qu'elle justifiait un montant aussi élevé, d’autant plus que, au cours de la procédure, S.P. a été nommé au poste de procureur général adjoint. Cette nomination est certes postérieure à la publication de l'article, mais elle permet d’avoir une idée de la gravité concrète de l’atteinte que S.P. a subi dans sa réputation et sa situation. Bien que la somme ait été payée en intégralité par la maison d'édition et non par le requérant, celui-ci, à la date où le jugement a été rendu, était personnellement redevable de la somme, soit séparément, soit solidairement avec la maison d'édition. Un tel montant, compte tenu de son ampleur, risque de décourager les libres discussions sur des questions d'intérêt public et le fait que la maison d'édition a finalement choisi de payer la totalité du montant n’y change rien.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 12 000 EUR pour dommage moral ; rejet de la demande pour dommage matériel (le requérant n’a pas apporté la preuve qu'il était tenu de rembourser une somme quelconque à la maison d'édition).
© Conseil de l’Europe/Cour européenne des droits de l’homme Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.
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