M c. FRANCE
Doc ref: 42821/18 • ECHR ID: 001-217430
Document date: April 26, 2022
- 1 Inbound citations:
- •
- 1 Cited paragraphs:
- •
- 19 Outbound citations:
CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête n o 42821/18 M contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 26 avril 2022 en une chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente, Ganna Yudkivska, Stéphanie Mourou-Vikström, Lətif Hüseynov, Lado Chanturia, Arnfinn Bårdsen, Mattias Guyomar, juges,
et Victor Soloveytchik, greffier de section .
Vu la requête susmentionnée introduite le 4 septembre 2018,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Vu les commentaires de l’ Equality Law Clinic de l’université libre de Bruxelles et du Human Rights Centre de l’Université de Gand, ensemble, de la fédération internationale des droits humains (« FIDH »), de la ligue des droits de l’homme (« LDH ») et de l’association alter corpus, ensemble, de l’association carrefour des chrétiens inclusifs (« CCI »), de l’Église Saint ‑ Guillaume (paroisse protestante Saint-Guillaume de Strasbourg) en son antenne inclusive, de l’association CALEM et de l’association Beit-Haverim , ensemble, de l’association Organisation Intersex International Europe e.V. (« OII Europe »), de l’association European Region of the International Lesbian, Gay, bisexual, Trans and Intersex Association (« ILGA-Europe ») et du collectif intersexes et allié/e/s (« CIA »), ensemble, et de l’association StopIGM.org/Zwischengeschlecht.org , que la présidente de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants (étant donné la conclusion d’irrecevabilité à laquelle la Cour parvient, elle n’estime pas nécessaire de résumer les commentaires des tiers intervenants),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La requérante est une ressortissante française née le 17 novembre 1977 et résidant à Brest. Elle est représentée devant la Cour par M e M. Petkova, avocate exerçant à Paris.
2. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. Les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.
4. La requérante indique qu’elle est née en bonne santé et « en état d’intersexuation ». Elle précise que « l’intersexuation est l’état des personnes qui ne peuvent être classées ni dans la catégorie « masculin » ni dans la catégorie « féminin » et qui présentent une mixité de leurs caractères sexués », et qu’à sa naissance, son état d’intersexuation était « caractérisé par une petite verge « enlisée », deux testicules, une cavité vaginale, un orifice unique, un caryotype XY, pas d’utérus ni de dérivé müllérien ».
5 . En l’absence de risque avéré pour sa santé lié à son état d’intersexuation, la requérante fit l’objet durant son enfance et son adolescence de cinq opérations chirurgicales et de traitements médicaux destinés à la faire correspondre physiquement au sexe féminin.
6. Le 19 janvier 1978, la requérante fit l’objet d’une laparotomie exploratrice, c’est-à-dire une ouverture de l’abdomen par incision afin de faire l’inventaire des organes génitaux internes et procéder à une biopsie gonadique (qui aurait montré des testicules normaux).
7. Le 3 février 1978, le Dr Ma., pédiatre, le Dr Ri., pédiatre généticien, le Dr Mi., pédiatre, et le Dr Co., chirurgien, « après avoir procédé à l’examen clinique de l’enfant [M] (...) et après avoir pratiqué les examens complémentaires nécessaires (caryotype, génitographie, dosages hormonaux, biopsie des glandes) recommand[èrent] que soit attribué à cette enfant le sexe féminin ».
8. Le 9 février 1978, le Dr Ma. adressa la lettre suivante au pédiatre de la requérante :
« (...) [M.] a donc fait l’objet d’un certain nombre d’examens complémentaires.
Les éléments essentiels ont été apportés bien entendu par l’exploration chirurgicale pratiquée par le Dr. [Co.]. Cette exploration a montré l’existence d’un vagin, l’absence d’utérus et la présence de deux gonades d’aspect testiculaire avec épididyme et déférent. Il n’y avait pas de dérivé mullérien.
L’anatomie pathologique montrait qu’il s’agissait de testicules de morphologie normale avec cellules germinales et cellules Leydig.
Malgré cet aspect, étant donné l’apparence extrêmement rudimentaire de l’organe péno-clitoridien, certainement incapable d’une activité fonctionnelle valable, et étant donné la présence d’un vagin, nous avons quand même conseillé d’attribuer à cette enfant le sexe féminin.
Nous avons montré le dossier à d’éminents spécialistes parisiens qui ont partagé cette opinion.
Bien entendu il y aura lieu ultérieurement d’envisager la réfection chirurgicale des organes génitaux externes et la castration (...) ».
Le même jour, le même médecin écrivit en ces termes au Dr Do. :
« (...) malgré un caryotype de type masculin et la présence de gonades, nous avons à la suite d’une réunion pluridisciplinaire conseillé le sexe féminin.
Il serait souhaitable qu’il n’existe plus, dans l’esprit des parents, la moindre ambiguïté dans le sexe de leur enfant afin que [M] soit élevée réellement comme une fille sans aucune attitude d’intersexualité.
La réfection des organes génitaux externes avec enfouissement clitoridien devra être faite avant l’entrée à l’école maternelle (...) ».
9. Le 6 juin 1980, la requérante fit l’objet une castration bilatérale.
10. Le 22 avril 1981, furent réalisées une clitoridoplastie et une vaginoplastie. Des interventions destinées à agrandir et dilater son vagin suivirent, ainsi que plusieurs années de pénétrations par bougies (« bougirage »), réalisées par l’équipe médicale, la mère de la requérante puis la requérante elle-même.
11. Une vulvoplastie fut réalisée le 21 juillet 1993, et une nouvelle clitoridoplastie, le 17 décembre 1993.
12 . La requérante fait valoir que la poursuite des traitements de féminisation dont elle a été l’objet lui ont causé de graves troubles psychologiques et psychiatriques. Elle produit, à l’appui de ses allégations, plusieurs certificats, dont le suivant, rédigé le 24 août 2018 par un psychologue clinicien, T.R. :
« Je vois en consultation depuis le 3 janvier 2014 [la requérante]. Sa mère l’accompagnait. Elle est née intersexe. Son caryotype est XY, elle avait un petit pénis avec hypospadias, des testicules, un vagin (entrée et moitié inférieure). Les médecins ont conclu à une insensibilité partielle aux androgènes. Les médecins ont décidé de l’orienter vers le sexe féminin sans informer les parents de la situation réelle de leur enfant. Pire, ils ont été induits en erreur. A trois ans, leur enfant a été opérée pour ôter ses testicules, approfondir son vagin, et son pénis a été réduit pour former un clitoris. À onze ans, elle a pris un traitement hormonal féminisant.
Sur le plan psychologique, [la requérante] est visiblement en dépression et elle a quotidiennement des pensées suicidaires. Les problèmes psychologiques sont liés à son enfance hyper médicalisée et constituent un traumatisme. À cela s’ajoute le fait qu’elle a été privée de descendance alors que ses testicules étaient sains. Que l’on ait décidé pour elle, qu’elle n’ait pas pu donner son consentement sur ces traitements et interventions ont entraîné du ressentiment. Comme toutes les personnes intersexes traitées ou opérées dans l’enfance que j’ai pu rencontrer, elle aurait préféré que l’on laisse son corps tel qu’il était. Malgré la bonne volonté des parents, les relations familiales ont été fortement dégradées par le secret de sa naissance. Jusqu’à ses vingt ans, elle a fait des efforts pour se féminiser et pour être femme. Elle avait des questionnements auxquels personnes ne pouvait répondre. Depuis de nombreuses années, elle fume beaucoup, dont du cannabis (entre zéro et dix cigarettes par jour de cannabis). C’est à la fois une tentative pour aller mieux et pour ne pas trop penser.
Son attirance amoureuse et sexuelle n’est pas figée. Pour elle, c’est d’abord une rencontre avec une personne, quelle que soit son anatomie. Concernant la vie sexuelle, les conséquences des chirurgies de l’enfance ne lui permettent pas une sexualité épanouie à cause des douleurs lors des pénétrations.
[La requérante] a appris son intersexuation à vingt ans. C’est [à partir] de ce moment qu’elle a cessé de s’habiller d’une façon féminine. Elle a également cessé tout traitement hormonal pour voir comment sont corps réagirait. Des problèmes de santé dont une hépatite C traitée et guérie font qu’elle n’a pas repris de traitement hormonal. Elle a des réticences à reprendre des œstrogènes. Son identité de genre est plutôt intergenre (fluctuante) avec un côté masculin prédominant. Le fait qu’elle ait peur de découvrir qu’elle serait mieux du côté masculin l’a empêchée de tester un traitement de masculinisation. Si aller contre l’avis général (médecins, parents, société), aller contre ce vers quoi on l’a convaincue d’aller (la féminisation) n’est pas simple, reprendre des œstrogènes est pour elle une contrainte. Elle est ainsi restée plusieurs années sans traitement, ce qui a entraîné un vieillissement précoce de son organisme.
Je certifie que [la requérante] souffre d’un syndrome de stress post traumatique. Les multiples hospitalisations pour des chirurgies douloureuses, qui ont abouti à une mutilation de son corps, ont gâché son enfance, ses relations familiales, ses études en partie échouées, l’ont privée d’une possible descendance. Cela a également entrainé une très mauvaise image d’elle-même dès l’enfance. Sa construction identitaire n’a pas été favorisée. Sa vie professionnelle a été calamiteuse et ses revenus ont toujours été chaotiques et insuffisants. Elle est reconnue comme adulte handicapée depuis de nombreuses années. Ses parents se sentent coupables de ne pas avoir pu l’aider. Toute la famille a été impactée par l’enfance médicalisée de l’enfant alors qu’elle était en bonne santé. [La requérante] a encore besoin d’une aide psychologique adaptée.
Il n’y avait aucune raison médicale pour transformer son anatomie génitale. Attendre que les enfants soient assez grands (adolescents) pour pouvoir décider de modifier on non leur anatomie en fonction de leur identité de genre est à mes yeux la meilleure solution pour éviter des souffrances physiques et psychologiques inutiles et des traitements irréversibles que l’on peut considérer comme des mutilations génitales.
[La requérante] n’ayant pas encore fait un choix concernant son genre, avec son accord, j’utilise celui de son état civil (...). »
13. La requérante affirme que le programme de féminisation qu’elle a suivi est un échec : elle s’est vu reconnaître le statut de travailleur handicapé, vit de l’allocation qu’elle perçoit à ce titre, se trouve dans l’impossibilité de trouver un emploi stable et rencontre des difficultés d’insertion sociale et économique.
14 . Elle fait valoir qu’elle n’a pris connaissance de la réalité de sa situation qu’à l’âge de 23 ans, par hasard, à l’occasion de l’interception d’un courrier adressé le 9 février 2000 par le Dr Da. à la commission technique d’orientation et de reclassement professionnel dans le contexte de la demande d’allocation pour adultes handicapés qu’elle avait formulée. Ce courrier comporte les éléments suivants :
« (...) À la demande de la patiente, je vous adresse quelques renseignements concernant [la requérante].
[Elle] présentait à la naissance une anomalie des organes génitaux externes du type pseudo hermaphrodisme masculin. Le caryotype était 46,XY. Compte tenu de l’aspect des organes génitaux externes, il avait été réalisé en juin 1980 une castration bilatérale associée à une génitoplastie féminisante (...).
Pour ma part, j’avais eu l’occasion de suivre [la requérante] au cours de l’enfance et jusqu’à la période de la puberté, date à laquelle un traitement ostrogénique avait été prescrit. Une nouvelle intervention chirurgicale avait été réalisée en juillet 1993 (vaginoplastie d’agrandissement (...)).
Comme cela est habituel l’information prudente donnée à cette patiente à l’âge de l’adolescence a été source de problèmes psychologiques importants.
Pour ma part j’avais préféré prendre l’avis de confrères parisiens et vous trouverez ci ‑ joint le double des comptes rendus concernant ce problème (...) ».
15 . La requérante qui soutient que les médecins impliqués dans sa prise en charge ont continué « à lui cacher le sens de son état et le but des opérations » précise que ce n’est qu’en 2014 qu’elle a pu rencontrer un professionnel compétent, le psychologue clinicien T.R. (paragraphe 12 ci ‑ dessus).
16 . Le 22 novembre 2015, la requérante déposa une plainte contre X avec constitution de partie civile devant la doyenne des juges d’instruction du tribunal de grande instance d’Angers. Visant les articles 222-9, 222-10 et 222-14 du code pénal, la plainte dénonçait « des violences volontaires, violences volontaires sur mineur de 15 ans ou personne vulnérable, violences habituelles sur mineur de 15 ans ou personne vulnérable, violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente sur mineur de 15 ans ou personne vulnérable, matérialisées par plusieurs opérations et interventions chirurgicales non consenties et ayant entraîné des préjudices tant physiques que moraux », subies depuis 1978.
a) L’ordonnance de non informer du 22 avril 2016
17. Dans des réquisitions du 18 avril 2016, le procureur de la République du tribunal de grande instance d’Angers requit que la constitution de partie civile soit déclarée irrecevable, la prescription étant acquise au 28 novembre 2005.
18. Par une ordonnance du 22 avril 2016, la doyenne des juges d’instruction du tribunal de grande instance d’Angers, « constatant la prescription des faits objets de la plainte de la partie-civile, [dit] n’y avoir lieu à informer ».
b) L’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers du 8 février 2017
19. La requérante interjeta appel de l’ordonnance de non informer devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers.
20. Elle fit valoir que ses parents puis elle n’ont reçu, s’agissant de son état, qu’une information parcellaire et fallacieuse, les médecins s’étant bornés à leur dire que le sexe de leur enfant était indéterminé, qu’il fallait choisir entre les deux sexes et que l’option sexe féminin était préférable parce que les opérations étaient plus facilement réalisables. Elle précisa qu’en conséquence, ni ses parents ni elle-même n’ont pu appréhender la réalité des mutilations qui lui avaient été infligées. Elle précisa aussi que ce n’est qu’en 2000 qu’elle avait commencé à prendre la mesure de la situation à la faveur de l’interception de la lettre du Dr Da. du 9 février 2000 (paragraphe 14 ci ‑ dessus), qui contenait des éléments de son dossier médical, précisant notamment son caryotype XY. En l’absence d’information exacte sur son état et étant donné que les patients n’avaient pas directement accès à leur dossier médical avant l’entrée en vigueur de la loi n o 2002-303 du 2 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, elle soutint s’être trouvée dans l’impossibilité d’avoir une connaissance réelle de sa situation et de la nature des interventions qu’elle avait subies. Elle ajouta qu’il lui avait fallu attendre la consultation du psychologue clinicien T.R. (paragraphe 12 ci-dessus) en 2014 pour que le sens de son intersexuation lui soit expliqué et qu’elle soit mise à même de prendre la mesure des actes mutilants qu’elle avait subis et d’envisager d’engager une action pénale en vue de la réparation de ses préjudices. Elle en déduisit que, jusqu’en 2000, il existait un « obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites », de sorte que le point de départ du délai de prescription était suspendu et reporté à cette date. Elle ajoutait que, compte tenu de l’intervention de la loi du 4 avril 2006 portant à vingt ans la durée du délai de prescription pour les violences visées à l’article 222-10 du code pénal, sa plainte avec constitution de partie civile déposée le 24 novembre 2015 n’était pas prescrite.
21. L’avocat général requit la confirmation de l’ordonnance, au motif que la requérante avait dès sa majorité conscience que les interventions pratiquées sur elle avaient entraîné des mutilations.
22. Le 8 février 2017, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers confirma l’ordonnance par un arrêt comportant les motifs suivants :
« (...) La loi du 17 juin 1998 a modifié les articles 7 et 8 du code de procédure pénale en fixant au jour de la majorité de la victime le point de départ du délai de prescription de l’action publique pour tout crime commis contre un mineur, ainsi que pour certains délits, dont celui prévu et réprimé par l’article 222-1[4] du code pénal.
À la date de promulgation de cette loi, moins de dix années s’étaient écoulées depuis les mois de juillet 1993 et décembre 1993, dates auxquelles ont été pratiquées les dernières opérations chirurgicales sur [la requérante].
Par suite, si aucune cause de suspension de l’action publique n’est retenue, en application de l’article 7 dans sa rédaction applicable au présent litige, le point de départ du délai de prescription, de dix ans doit être fixé au 27 novembre 1995, jour des dix ‑ huit ans de [la requérante]. Ce délai a expiré le 26 novembre 2005, de sorte que, à la date d’entrée en vigueur de la loi du 4 avril 2006, qui a porté à vingt ans le délai de prescription du crime prévu par l’article 222-10 du code pénal, la prescription était acquise.
De même, sauf à caractériser une cause de suspension de l’action publique, pour le délit de l’article 222-1[4] du code pénal, la prescription était intervenue le 27 novembre 1998.
Ainsi, la question posée est celle de savoir si [la requérante] peut se prévaloir d’un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, qui constitue une cause de suspension de la prescription de l’action publique.
À sa majorité, [la requérante] ne pouvait ignorer qu’il avait été pratiqué sur elle des interventions chirurgicales ayant pour objet de faire en sorte que ses organes génitaux externes soient ceux d’une femme. En effet, les deux opérations les plus récentes étaient sans équivoque, puisqu’elles avaient consisté en un agrandissement de l’orifice vaginal, le 21 juillet 1993, puis en une réduction du clitoris, le 17 décembre 1993. La connaissance de l’élément matériel du crime et du délit que la requérante dénonce aujourd’hui était ainsi acquise.
Aux termes de l’article L. 710-2 du code de la santé publique, dans sa rédaction en vigueur au 27 novembre 1995, « les établissements de santé, publics ou privés, sont tenus de communiquer aux personnes recevant ou ayant reçu des soins, sur leur demande et par l’intermédiaire du praticien qu’elles désignent, les informations médicales contenues dans leur dossier médical ». Ainsi, à sa majorité, [la requérante] était en mesure d’avoir accès à son entier dossier médical, par l’intermédiaire du praticien de son choix. Il n’est ni allégué ni justifié que la requérante se trouvait dans l’impossibilité de s’adresser à un praticien en qui elle pouvait placer sa confiance. En conséquence, il apparaît que, depuis le 27 novembre 1995, [la requérante] était à même d’avoir une connaissance exacte des interventions qui avaient été pratiquées sur sa personne et des motifs pour lesquels les médecins avaient procédé à ces actes.
[La requérante] entend voir fixer le point de départ de la prescription de l’action publique à l’année 2000, date à laquelle lui a été adressé par erreur un courrier dans lequel figurent des informations médicales permettant de comprendre que la détermination de son sexe n’était pas une donnée de la nature, mais a procédé d’un choix. Dans le même temps, elle explique que ce n’est qu’en 2014 qu’il lui a été expliqué par un psychologue quel était le sens de son intersexuation. Dans l’année qui a suivi, la requérante a pris la décision de déposer une plainte avec constitution de partie civile.
Il ressort de cette chronologie que, pour [la requérante], l’obstacle à l’exercice des poursuites consistait non dans l’absence de connaissance de la réalité des interventions chirurgicales qu’elle avait subies, mais dans le fait qu’elle ne se sentait pas autorisée à penser que ces pratiques médicales n’allaient pas de soi, que d’autres décisions auraient pu être prises.
Sauf à adopter un raisonnement emprunt de subjectivisme, le poids d’une pensée dominante, qui reflète l’état de la société en un temps donné, ne saurait caractériser un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites.
Au vu de l’ensemble de ces éléments, il ne peut être retenu une cause de suspension de l’action publique.
En conséquence, la constitution de partie civile [de la requérante] est irrecevable (...) ».
c) L’arrêt de la Cour de cassation du 6 mars 2018
23 . La requérante se pourvut en cassation contre l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers du 8 février 2017. Reprochant à la chambre de l’instruction de ne pas avoir retenu qu’il y avait en sa cause un « obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites » de nature à suspendre le cours de la prescription, elle invoquait dans un moyen de cassation en deux branche une violation de l’article 6 de la Convention et de l’article 7 du code de procédure pénale, relatif à la prescription de l’action publique en matière de crime. Elle faisait valoir à cet égard, d’une part, que l’existence d’un tel obstacle doit s’apprécier au regard de la possibilité effective qu’ont, au vu des informations dont elles disposent, les parties susceptibles d’engager les poursuites de mettre en mouvement l’action publique, et, d’autre part, que, contrairement à ce que la chambre de l’instruction avait retenu, le poids d’une pensée dominante lorsqu’il conduit à maintenir une personne dans l’ignorance du fait qu’elle avait subi des actes susceptibles de recevoir une qualification pénale, est de nature à constituer un tel obstacle.
24. L’avocat général conclut au rejet du pourvoi par les motifs suivants :
« (...) la jurisprudence de la chambre [criminelle] est très stricte pour accepter la suspension de la prescription en raison d’un obstacle de fait puisqu’elle exige que cet obstacle présente un caractère insurmontable.
Il sera ici uniquement rappelé l’arrêt de l’assemblée plénière du 7 novembre 2014 (Ass. Plén., 7 novembre 2014, pourvoi n o 14-83-739, Bull n o 1) qui a retenu l’existence d’une suspension de la prescription jusqu’à la découverte des cadavres de bébés en retenant non seulement le caractère occulte des meurtres commis mais aussi l’impossibilité de connaître l’existence des victimes.
Un autre arrêt cité par M. le conseiller rapporteur [Crim., 25 avril 2017, pourvoi n o 17 ‑ 80.879] considère comme ayant constitué des obstacles de fait insurmontables empêchant l’exercice des poursuites pour assassinat l’ingéniosité du procédé, la duplicité des deux amants dans l’orchestration de la mise en scène, la dispersion des morceaux de cadavre assurant la clandestinité et le zèle montré par la veuve pour accréditer le scénario d’un abandon familial par un mari pressé de refaire sa vie. Il s’agissait dans cette affaire d’un cas de dissimulation de l’homicide lui-même.
En l’espèce [la requérante] souhaite que le point de départ de la prescription de l’action publique soit fixé en 2000, qui correspond à l’année où elle dit avoir reçu un courrier dont la teneur lui a permis de comprendre que la détermination de son sexe n’était pas une donnée de la nature mais résultait du choix opéré par les médecins.
Pour autant peut-on considérer qu’elle s’est trouvée confrontée à un obstacle de fait insurmontable qui aurait empêché toute action de sa part pour exercer des poursuites ?
Il ne le semble pas, non seulement parce qu’elle avait une parfaite connaissance des différentes opérations subies mais aussi parce qu’elle était en droit, en application de l’article L. 710-2 du code de la santé publique, de solliciter la communication de toutes les informations médicales contenues dans son dossier médical, ce qu’elle s’est abstenue de faire.
Rappelons en effet que dans les cas où la chambre a reconnu l’existence d’un obstacle de fait insurmontable il s’agissait d’une situation créée par l’auteur des faits pour cacher leur existence ce qui ne correspond absolument pas au contexte décrit par [la requérante] puisque l’obstacle de fait qu’elle invoque résulte de la tardiveté du moment où elle dit avoir été en mesure de s’apercevoir que les faits étaient susceptibles de constituer une infraction alors qu’elle était parfaitement en mesure dans le délai de la prescription d’obtenir tous les éléments médicaux lui permettant de qualifier une éventuelle infraction.
Sur cet aspect il est intéressant de se référer aux deux arrêts cités par M. le conseiller rapporteur desquels il résulte que dans des affaires de viol aucune disposition légale ou jurisprudentielle ne peut retarder le point de départ de la prescription à la date à laquelle la victime a eu connaissance des faits (Crim., 18 décembre 2013, pourvoi n o 13-81.129 et Crim., 22 juin 2016, pourvoi n o 15-81.096) (...) ».
25. Par un arrêt du 6 mars 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante pour les motifs suivants :
« (...) Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure que [la requérante], personne intersexuée, née le 27 novembre 1977, a subi entre le 19 janvier 1978 et le 17 décembre 1993, plusieurs interventions destinées à lui donner un sexe d’apparence « la plus proche possible du féminin normal », mais aussi à remédier aux conséquences des actes chirurgicaux antérieurs et à parfaire ces derniers ; que, considérant que ces actes médicaux avaient été réalisés non seulement sans intérêt thérapeutique, mais également en l’absence de son consentement, ainsi que d’une information préalable dont ses parents et elle auraient dû bénéficier, elle a porté plainte et s’est constituée partie civile le 24 novembre 2015, dénonçant les différents traitements et interventions dont elle avait fait l’objet comme constitutifs des infractions susvisées ; que le juge d’instruction ayant rendu une ordonnance de refus d’informer au motif de la prescription de l’action publique, la partie civile a relevé appel de cette décision ;
Attendu que, pour confirmer l’ordonnance de refus d’informer du juge d’instruction, l’arrêt relève qu’il résulte des articles 7 et 8 du code de procédure pénale, tels que modifiés par la loi n o 98-468 du 17 juin 1998, que le point de départ du délai de la prescription de l’action publique d’un crime, de même que de certains délits énumérés au deuxième alinéa de l’article 8 de ce code, commis à l’égard d’un mineur, est fixé au jour de la majorité de ce dernier, d’où il se déduit que, sauf obstacle insurmontable de nature [à] avoir suspendu ledit délai, ce dernier a expiré le 26 novembre 2005, dès lors que les modifications apportées par la loi n o 2006-399 du 4 avril 2006 au troisième alinéa de l’article 7 dudit code ne peuvent être en l’espèce invoquées ; que les juges ajoutent que la partie civile ne saurait se prévaloir d’un tel obstacle, dès lors que, d’une part, à sa majorité, la requérante n’a pu ignorer qu’avaient été pratiquées sur elle des interventions chirurgicales ayant, sans équivoque, pour objet de faire en sorte que ses organes génitaux externes soient ceux d’une femme, d’autre part, [la requérante] a été en mesure d’avoir un accès à son entier dossier médical, par l’intermédiaire du praticien de son choix en application de l’article L. 710-2 du code de la santé publique, dans sa rédaction en vigueur à la date de sa majorité, afin de connaître les interventions pratiquées et les motifs de ces dernières ; qu’ils en concluent que l’absence de conscience par la partie civile, jusque dans le courant de l’année 2000, de ce que la détermination de son sexe avait procédé d’un choix de la part de praticiens, tout en n’ayant connu le sens de son intersexuation qu’en 2014, ne saurait constituer un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, dès lors que celle-ci ne résulte pas de sa méconnaissance de la réalité des interventions chirurgicales subies, mais se fonde sur le fait qu’elle ne se serait pas sentie autorisée à penser que les pratiques médicales en cause étaient contestables, s’étant alors conformée à une pensée dominante reflétant l’état de la société en un temps donné ;
Attendu qu’en se déterminant ainsi la chambre de l’instruction a justifié sa décision dès lors que seul un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites peut justifier la suspension de la prescription de l’action publique et que la partie civile a été, à sa majorité, puis dans le délai de la prescription de l’action publique, en mesure de connaître tant la réalité que la finalité des interventions chirurgicales subies et des traitements suivis ;
D’où il suit que le moyen doit être écarté (...) ».
26. Dans leur version issue de la loi n o 98-468 du 17 juin 1998, les articles 7 et 8 du code de procédure pénale disposaient que :
Article 7
« En matière de crime et sous réserve des dispositions de l’article 213-5 du code pénal, l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite.
S’il en a été effectué dans cet intervalle, elle ne se prescrit qu’après dix années révolues à compter du dernier acte. Il en est ainsi même à l’égard des personnes qui ne seraient pas impliquées dans cet acte d’instruction ou de poursuite.
Le délai de prescription de l’action publique des crimes commis contre des mineurs ne commence à courir qu’à partir de la majorité de ces derniers. »
Article 8
« En matière de délit, la prescription de l’action publique est de trois années révolues ; elle s’accomplit selon les distinctions spécifiées à l’article précédent.
Le délai de prescription de l’action publique des délits commis contre des mineurs prévus et réprimés par les articles 222-9, 222-11 à 222-15, 222-27 à 222-30, 225-7, 227 ‑ 22 et 227-25 à 227-27 du code pénal ne commence à courir qu’à partir de la majorité de ces derniers.
Par dérogation aux dispositions du premier alinéa, le délai de prescription est de dix ans lorsque la victime est mineure et qu’il s’agit de l’un des délits prévus aux articles 222-30 et 227-26 du code pénal. »
27. Tel que modifié par la loi n o 2006-399 du 4 avril 2006, le troisième alinéa de l’article 7 du code de procédure pénale prévoyait notamment que le délai de prescription de l’action publique du crime mentionné à l’article 222 ‑ 10 du code pénal, lorsqu’il est commis contre un mineur, était de vingt ans et ne commençait à courir qu’à partir de la majorité de ce dernier.
28. La Cour de cassation a précisé que si, selon l’article 7, alinéa 1 er , du code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites (7 novembre 2014, n o 14-83.739, Bulletin criminel 2014, Assemblée plénière, n o 1).
29. Créé par la loi n o 2017-242 du 27 février 2017, l’article 9-3 du code de procédure pénale dispose que :
« Tout obstacle de droit, prévu par la loi, ou tout obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure, qui rend impossible la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique, suspend la prescription. »
30. L’article 112-2 4 o du code pénal dispose que, tant que les prescriptions ne sont pas acquises, les lois relatives à la prescription de l’action publique et à la prescription des peines sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur.
31 . À la date du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile de la requérante, les articles 222-9, 222-10 et 222-14 du code pénal disposaient que :
Article 222-9
« Les violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente sont punies de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. »
Article 222-10
« L’infraction définie à l’article 222-9 est punie de quinze ans de réclusion criminelle lorsqu’elle est commise :
1 o Sur un mineur de quinze ans (...) »
Article 222-14
« Les violences habituelles sur un mineur de quinze ans ou sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de leur auteur sont punies :
1 o De trente ans de réclusion criminelle lorsqu’elles ont entraîné la mort de la victime ;
2 o De vingt ans de réclusion criminelle lorsqu’elles ont entraîné une mutilation ou une infirmité permanente ;
3 o De dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende lorsqu’elles ont entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours ;
4 o De cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsqu’elles n’ont pas entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours.
(...)
Les deux premiers alinéas de l’article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables aux cas prévus aux 1 o et 2 o du présent article. »
32 . Dans sa version issue de la loi n o 98-468 du 17 juin 1998, l’article 2270-1 du code civil (abrogé par la loi n o 2008-561 du 17 juin 2008) disposait que :
« Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation.
Lorsque le dommage est causé par des tortures et des actes de barbarie, des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur, l’action en responsabilité civile est prescrite par vingt ans. »
33. La Cour de cassation a jugé qu’en cas de préjudice corporel, la date de consolidation fait courir le délai de prescription prévu à l’article 2270-1 du code civil (Cass. 2 e civ., 4 mai 2000, n o 97-21731, Bulletin 2000 II n o 75, p. 53 ; Cass. 2 e civ., 11 juillet 2002, n o 01.02182, Bulletin II n o 177, p. 141).
34 . Aux termes de l’article 2226 du code civil dans sa rédaction issue de la loi n o 2008-561 du 17 juin 2008 :
« L’action en responsabilité née à raison d’un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé.
Toutefois, en cas de préjudice causé par des tortures ou des actes de barbarie, ou par des violences ou des agressions sexuelles commises contre un mineur, l’action en responsabilité civile est prescrite par vingt ans. »
35. L’article L. 710-2 du code de la santé publique (version issue de la loi n o 91-748 du 31 juillet 1991) disposait que :
« Les établissements de santé, publics ou privés, sont tenus de communiquer aux personnes recevant ou ayant reçu des soins, sur leur demande et par l’intermédiaire du praticien qu’elles désignent, les informations médicales contenues dans leur dossier médical. Les praticiens qui ont prescrit l’hospitalisation ont accès, sur leur demande, à ces informations.
Dans le respect des règles déontologiques qui leur sont applicables, les praticiens des établissements assurent l’information des personnes soignées. Les personnels paramédicaux participent à cette information dans leur domaine de compétence et dans le respect de leurs propres règles professionnelles.
Les établissements sont tenus de protéger la confidentialité des informations qu’ils détiennent sur les personnes qu’ils accueillent.
(...) ».
36. Créé par la loi n o 2002-303 du 4 mars 2002, l’article L. 1111-7 du code de la santé publique pose le principe selon lequel toute personne peut accéder aux informations concernant sa santé, directement ou par l’intermédiaire d’un médecin. Dans sa version issue de cette loi, il disposait que :
« Toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues par des professionnels et établissements de santé, qui sont formalisées et ont contribué à l’élaboration et au suivi du diagnostic et du traitement ou d’une action de prévention, ou ont fait l’objet d’échanges écrits entre professionnels de santé, notamment des résultats d’examen, comptes rendus de consultation, d’intervention, d’exploration ou d’hospitalisation, des protocoles et prescriptions thérapeutiques mis en œuvre, feuilles de surveillance, correspondances entre professionnels de santé, à l’exception des informations mentionnant qu’elles ont été recueillies auprès de tiers n’intervenant pas dans la prise en charge thérapeutique ou concernant un tel tiers.
Elle peut accéder à ces informations directement ou par l’intermédiaire d’un médecin qu’elle désigne et en obtenir communication, dans des conditions définies par voie réglementaire au plus tard dans les huits jours suivant sa demande et au plus tôt après qu’un délai de réflexion de quarante-huit heures aura été observé. Ce délai est porté à deux mois lorsque les informations médicales datent de plus de cinq ans ou lorsque la commission départementale des hospitalisations psychiatriques est saisie en application du quatrième alinéa.
(...) ».
37. Créé par la loi n o 2021-1017 du 2 août 2021, l’article L 2131-6 du code de la santé publique dispose que :
« La prise en charge d’un enfant présentant une variation du développement génital est assurée après concertation des équipes pluridisciplinaires des centres de référence des maladies rares spécialisés, dans les conditions prévues à l’article L. 1151-1. Cette concertation établit le diagnostic ainsi que les propositions thérapeutiques possibles, y compris d’abstention thérapeutique, et leurs conséquences prévisibles, en application du principe de proportionnalité mentionné à l’article L. 1110-5. Ces informations et l’avis issus de la concertation sont portés au dossier médical de l’enfant. L’équipe du centre de référence chargée de la prise en charge de l’enfant assure une information complète et un accompagnement psychosocial approprié de l’enfant et de sa famille et veille à ce que ces derniers disposent du temps nécessaire pour procéder à un choix éclairé.
Lors de l’annonce du diagnostic, un membre de l’équipe pluridisciplinaire du centre assurant la prise en charge de l’enfant informe les titulaires de l’autorité parentale de l’existence d’associations spécialisées dans l’accompagnement des personnes présentant une variation du développement génital et, le cas échéant, de la possibilité d’accéder à un programme de préservation de la fertilité en application de l’article L. 2141-11.
Le consentement du mineur doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. »
38. L’avis du 22 mai 2018, intitulé « agir contre les maltraitances dans le système de santé : une nécessité pour respecter les droits fondamentaux » de la commission nationale consultative des droits de l’homme comporte les éléments suivants :
« (...) La CNCDH considère aussi que certains traitements infligés aux personnes intersexes relèvent des traitements inhumains et dégradants. En effet dans un protocole en date de 2018 [Protocole National de Diagnostic et de Soins concernant les personnes présentant une insensibilité partielle ou complète aux androgènes (IPA/ICA), janvier 2018, CRMR et FIRENDO], la haute autorité de santé tient un discours ambigu sur la pratique d’opérations de mutilation sexuelle sur les nouveaux nés intersexes. Ces opérations, réalisées afin de rendre l’apparence de leurs organes génitaux conforme au sexe dans lequel sera élevé l’enfant, et ce sans nécessité médicale, entraînent de lourdes conséquences à vie pour les patients et de nombreuses complications. De telles opérations se font au mépris du consentement de la personne, les parents étant contraints de décider immédiatement, et sans tenir compte des normes internationales de protection de l’enfant, du respect de son intégrité physique, et des recommandations de l’ONU (Comité des droits de l’enfant, Comité contre la torture, Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, 2016) et de l’Assemblée du Conseil de l’Europe (résolution 2191, 2017) (...) ».
a) Dans le cadre du Conseil de l’Europe
39. En juin 2015, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a publié un document thématique intitulé « droits de l’homme et personnes intersexes ». Il relève en particulier que, du fait des images stéréotypées reposant sur [la] prétendue dichotomie du genre et en raison des normes médicales qui définissent ce que l’on appelle un corps d’homme et un corps de femme, des interventions médicales et chirurgicales sont couramment pratiquées sur les personnes intersexes, même lorsqu’elles ne sont pas médicalement justifiées, mais purement esthétiques, ou que les personnes intéressées n’ont pas été dûment consultées ou informées au préalable. Il ajoute que le secret et la honte qui pèsent sur les corps intersexes ont permis la perpétuation de ces pratiques pendant des décennies, tandis que les questions de droits de l’homme n’ont, pour l’essentiel, pas été abordées. Il formule notamment les recommandations suivantes :
« 1. Les États membres devraient mettre fin aux traitements de « normalisation » des personnes intersexes médicalement non justifiés, y compris la chirurgie irréversible des organes génitaux et la stérilisation, lorsque ces traitements sont forcés ou pratiqués sans le consentement libre et pleinement éclairé de la personne concernée. Les traitements de détermination du sexe devraient être accessibles aux personnes intersexes à un âge où elles sont en mesure de donner leur consentement libre et pleinement éclairé. Le droit des personnes intersexes à ne pas avoir recours à un traitement de détermination du sexe doit être respecté.
2. Il convient de proposer aux personnes intersexes et à leurs familles des conseils et un accompagnement interdisciplinaires, notamment un soutien par les pairs. Les personnes intersexes devraient avoir accès à leur dossier médical.
(...)
3. Les violations des droits de l’homme dont les personnes intersexes ont été la cible dans le passé devraient faire l’objet d’une enquête et être reconnues publiquement. Les victimes devraient obtenir réparation. Les normes éthiques et professionnelles, les garanties juridiques et le contrôle judiciaire devraient être renforcés pour qu’à l’avenir les droits de l’homme soient respectés. »
40. Le 1 er octobre 2013, l’Assemblée parlementaire a adopté une résolution (1952 (2013)) intitulée « le droit des enfants à l’intégrité physique », comportant les éléments suivants :
« (...) 2. L’Assemblée parlementaire est particulièrement préoccupée par une catégorie particulière de violations de l’intégrité physique des enfants, que les tenants de ces pratiques présentent souvent comme un bienfait pour les enfants, en dépit d’éléments présentant manifestement la preuve du contraire. Ces pratiques comprennent notamment (...) les interventions médicales à un âge précoce sur les enfants intersexués (...).
6. L’Assemblée recommande vivement aux États membres de sensibiliser davantage leurs populations aux risques potentiels que peuvent présenter certaines des pratiques susmentionnées pour la santé physique et mentale des enfants, et de prendre des mesures législatives et politiques qui contribuent à renforcer la protection des enfants dans ce contexte.
7. L’Assemblée invite donc les États membres :
7.1. à examiner dans leur pays respectif la prévalence de différentes catégories d’opérations et d’interventions médicalement non justifiées ayant une incidence sur l’intégrité physique des enfants, ainsi que les pratiques spécifiques qui leur sont associées, et à les étudier attentivement à la lumière du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant afin de fixer des lignes d’action spécifiques pour chacune d’elles ;
(...) 7.5. à prendre les mesures suivantes en fonction des catégories spécifiques de violations de l’intégrité physique des enfants :
(...) 7.5.3. entreprendre des recherches complémentaires afin d’augmenter les connaissances de la situation spécifique des personnes intersexuées, s’assurer que personne n’est soumis pendant l’enfance à des traitements médicaux ou chirurgicaux esthétiques et non cruciaux pour la santé, garantir l’intégrité corporelle, l’autonomie et l’autodétermination aux personnes concernées, et fournir des conseils et un soutien adéquats aux familles ayant des enfants intersexués ;
(...) 7.7. à mener des actions de sensibilisation sur la nécessité de veiller à ce que les enfants participent aux décisions concernant leur intégrité physique lorsque cela est approprié et possible, et à adopter des dispositions juridiques spécifiques pour que certaines interventions et pratiques ne soient pas réalisées avant qu’un enfant soit en âge d’être consulté. »
41. Le 12 octobre 2017, l’Assemblée parlementaire a adopté une résolution (2191(2017)) intitulée « promouvoir les droits humains et éliminer les discriminations à l’égard des personnes intersexes », comportant les éléments suivants :
« 1. Les personnes intersexes naissent avec des caractéristiques sexuelles biologiques qui ne correspondent pas aux normes sociétales ou aux définitions médicales de ce qui fait qu’une personne est de sexe masculin ou féminin. Parfois, ces caractéristiques sont détectées à la naissance ; dans d’autres cas, elles ne deviennent apparentes que plus tard au cours de la vie, notamment au moment de la puberté. Bien que leurs situations soient diverses et variées, la majorité des personnes intersexes sont en bonne santé physique. Seules quelques-unes sont atteintes d’affections médicales mettant en danger leur santé. Or, la situation des personnes intersexes est traitée depuis longtemps sous un angle essentiellement médical. La thèse dominante dans le milieu médical est qu’il est possible et souhaitable que le corps des enfants intersexes soit, le plus tôt possible, rendu conforme à un paradigme soit masculin soit féminin, souvent au moyen d’une intervention chirurgicale et/ou hormonale, et que les enfants doivent ensuite être élevés selon le sexe qui a ainsi été assigné à leur corps.
2. L’Assemblée parlementaire considère que cette approche entraîne des atteintes graves à l’intégrité physique, touchant dans bien des cas de très jeunes enfants ou des nourrissons qui ne sont pas en mesure de donner leur consentement et dont on ne connaît pas l’identité de genre. Et cela, alors qu’il n’existe pas de preuves de l’efficacité à long terme de tels traitements, que la santé des personnes concernées n’est pas directement menacée et que les traitements n’ont pas de réelle visée thérapeutique, étant destinés à éviter ou à atténuer des problèmes – perçus tels − d’ordre plutôt social que médical. Bien souvent, ils nécessitent des traitements hormonaux à vie et engendrent des complications médicales, aggravées par la honte et le secret.
3. Une pression pèse souvent sur les parents pour qu’ils prennent des décisions urgentes au nom de leur enfant, entraînant des changements qui bouleverseront sa vie future, sans qu’ils comprennent véritablement les conséquences à long terme des décisions qui auront été prises concernant le corps de cet enfant durant sa prime ou petite enfance.
(...) 6. L’Assemblée considère que cette situation est susceptible de soulever des questions importantes au vu de plusieurs dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), et notamment de ses articles 3 et 8.
7. Compte tenu de ce qui précède et ayant à l’esprit les dispositions de la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine: Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (STE no 164, « Convention d’Oviedo ») et les recommandations pertinentes contenues dans sa Résolution 1952 (2013) sur le droit des enfants à l’intégrité physique, ainsi que celles du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et de plusieurs organes de suivi des traités des Nations Unies, l’Assemblée invite les États membres du Conseil de l’Europe :
7.1. pour protéger efficacement le droit des enfants à l’intégrité physique et à l’autonomie corporelle, et donner aux personnes intersexes les moyens d’exercer et de faire valoir ces droits :
7.1.1. à interdire les actes chirurgicaux de « normalisation sexuelle » sans nécessité médicale ainsi que les stérilisations et autres traitements pratiqués sur les enfants intersexes sans leur consentement éclairé ;
7.1.2. à garantir que, hormis dans les cas où la vie de l’enfant est directement en jeu, tout traitement visant à modifier les caractéristiques sexuelles de l’enfant, notamment ses gonades ou ses organes génitaux externes ou internes, est reporté jusqu’au moment où cet enfant est en mesure de participer à la décision, en vertu du droit à l’autodétermination et du principe du consentement libre et éclairé ;
7.1.3. à assurer à toutes les personnes intersexes des soins de santé dispensés par une équipe multidisciplinaire spécialisée, composée de professionnels de santé, mais aussi d’autres professionnels compétents tels que des psychologues, des travailleurs sociaux et des éthiciens, selon une approche globale centrée sur le patient et suivant des lignes directrices élaborées ensemble par les organisations de personnes intersexes et les professionnels concernés ;
7.1.4. à garantir que les personnes intersexes ont un accès effectif aux soins de santé tout au long de leur vie ;
7.1.5. à garantir que les personnes intersexes ont pleinement accès à leur dossier médical ;
7.1.6. à assurer une formation complète et actualisée sur ces questions à l’ensemble des professionnels du secteur médico-psychologique et autres professionnels concernés, en expliquant notamment de manière claire que les corps intersexes sont le résultat de variations naturelles du développement sexuel et qu’ils n’ont pas en tant que tels à être modifiés (...) ».
b) Dans le cadre de l’Union européenne
42. Le 14 février 2019, le Parlement européen a adopté une résolution (2018/2878(RSP)) sur les droits des personnes intersexuées, comportant les éléments suivants :
« Le parlement européen, (...) C. considérant que les enfants intersexués font fréquemment l’objet d’interventions chirurgicales et de traitements médicaux alors que, dans la plupart des cas, ces traitements ne sont pas nécessaires d’un point de vue médical ; que la chirurgie esthétique et les interventions chirurgicales urgentes peuvent être proposées en un bloc, ce qui empêche les parents et les personnes intersexuées d’obtenir des informations complètes sur leurs incidences respectives ;
D. considérant que les actes chirurgicaux et les traitements médicaux sont effectués sur les enfants intersexués sans avoir préalablement obtenu leur consentement personnel, complet et informé ; que la mutilation génitale des personnes intersexuées peut avoir des conséquences tout au long de leur vie, telles que des traumatismes psychologiques et des infirmités physiques ;
(...) 2. condamne fermement les traitements et la chirurgie de normalisation sexuelle ; salue les lois qui interdisent de telles interventions chirurgicales, comme à Malte et au Portugal, et encourage les autres États membres à adopter dès que possible une législation similaire ;
3. souligne la nécessité de fournir des conseils et un soutien adaptés aux enfants intersexués et aux personnes intersexuées handicapées, ainsi qu’à leurs parents ou tuteurs, et de les informer pleinement des conséquences des traitements de normalisation sexuelle (...) ».
c) Dans le cadre de l’Organisation des Nations unies
43. Le rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a relevé les éléments suivants (extrait du rapport soumis au Conseil des droits de l’homme le 1 er février 2013 ; A/HRC/22/53) :
« (...) 77. Les enfants qui présentent à la naissance des caractères sexuels atypiques subissent fréquemment, sans leur consentement éclairé ou celui de leurs parents et dans le but de « rectifier leur sexe », une intervention d’assignation sexuelle irréversible, une stérilisation forcée ou une chirurgie normalisatrice de l’appareil génital, qui engendre une infertilité définitive et des souffrances psychologiques aiguës.
(...) 88. Le rapporteur spécial demande instamment à tous les États d’abroger toute loi qui autorise les traitements médicaux invasifs ou irréversibles, notamment la chirurgie normalisatrice de l’appareil génital imposée, la stérilisation involontaire, ainsi que les expérimentations non conformes à l’éthique, les atteintes à la confidentialité des patients et les « thérapies réparatrices » ou « thérapies de conversion » pratiquées sans le consentement libre et éclairé de la personne concernée. Il les engage également à prohiber la stérilisation forcée ou obligatoire dans toutes les circonstances et à assurer une protection spéciale aux membres de groupes marginalisés (...) ».
44. Dans un rapport du 4 mai 2015 intitulé « discrimination et violence à l’encontre de personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre », le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a relevé les éléments suivants (extrait du rapport soumis au Conseil des droits de l’homme le 4 mai 2015 ; (A/HRC/29/23)) :
« (...) 38. Les autres actes médicaux qui peuvent contrevenir à l’interdiction de la torture et de mauvais traitements, s’ils sont pratiqués sous la contrainte ou contre le gré du patient, sont notamment les thérapies de « conversion », la stérilisation, la réassignation sexuelle et les interventions médicales non nécessaires sur les enfants intersexués (...).
(...) 53. Nombre d’enfants intersexués, nés avec des caractéristiques sexuelles atypiques, subissent des actes chirurgicaux et des traitements inutiles d’un point de vue médical qui visent à faire correspondre leur apparence physique avec les stéréotypes associés à l’un et l’autre sexe. Ces actes chirurgicaux et traitements sont généralement irréversibles et peuvent causer de graves et longues souffrances physiques et psychologiques. Parmi ceux qui ont appelé à y mettre un terme, on peut citer le Comité des droits de l’enfant, le Comité contre la torture et les titulaires de mandat au titre des procédures spéciales qui s’occupent de la question du droit à la santé et de la torture (...) ».
45. Dans ses observations finales concernant le cinquième rapport périodique de la France (CRC/C/FRA/CO/5, 23 février 2016), le comité des droits de l’enfant des Nations unies
« (...) 47. (...) note (...) avec préoccupation que les enfants intersexués sont couramment soumis à des actes chirurgicaux et à d’autres traitements qui ne sont pas nécessaires mais sont irréversibles.
48. (...) Il recommande à l’État partie :
(...) b) D’élaborer et de mettre en œuvre, pour les enfants intersexués, un protocole de soins de santé fondé sur les droits, qui garantisse que les enfants et leurs parents sont convenablement informés de toutes les options qui s’offrent à eux, que les enfants sont associés, dans toute la mesure possible, aux décisions concernant leur traitement et leurs soins, et qu’aucun enfant n’est soumis à des actes chirurgicaux ou à des traitements qui ne sont pas nécessaires (...) ».
46. Dans ses observations finales concernant le septième rapport périodique de la France (CAT/C/FRA/7, 10 juin 2016), le comité contre la torture des Nations unies
(...) 34. [se dit] préoccupé par les informations faisant état d’interventions chirurgicales non nécessaires et parfois irréversibles pratiquées sur des enfants intersexués sans le consentement éclairé de ces personnes ou de leurs proches et sans que toutes les options possibles leur aient toujours été exposées. Il est aussi préoccupé par le fait que ces interventions, qui entraîneraient des souffrances physiques et psychologiques, n’ont encore donné lieu à aucune enquête, sanction ou réparation. Il regrette l’absence d’informations sur les mesures législatives et administratives spécifiques qui permettent d’encadrer la situation des personnes intersexuées (art. 2, 12, 14, 16).
35. Le Comité recommande à l’État partie :
a) De prendre des mesures législatives, administratives ou autres nécessaires pour garantir le respect de l’intégrité physique des personnes intersexuées afin que nul ne soit soumis durant l’enfance à des traitements médicaux ou chirurgicaux visant à déterminer le sexe d’un enfant qui ne présentent aucun caractère d’urgence médicale ;
b) De s’assurer que les personnes concernées et leurs parents ou leurs proches bénéficient des services d’un conseil impartial et d’un accompagnement psychosocial gratuit ;
c) De veiller à ce qu’aucune intervention chirurgicale et à ce qu’aucun traitement médical ne soit effectué sans qu’un consentement plein, libre et éclairé n’ait été obtenu et sans que ces personnes, leurs parents ou leurs proches n’aient été informés des différentes options, y compris celle de reporter toute décision sur des traitements non nécessaires jusqu’à ce que la personne concernée puisse se prononcer par elle-même ;
d) D’envisager de mener des enquêtes sur les cas de traitements médicaux ou chirurgicaux que des personnes intersexuées auraient subis sans avoir donné leur consentement effectif et éclairé, et d’adopter des mesures afin d’accorder réparation à toutes les victimes, y compris une indemnisation adéquate ;
e) De conduire des études sur cette question afin de mieux la comprendre et la traiter (...) ».
47. En mai 2014, l’OMS, l’UNICEF, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, ONU Femmes, ONU Sida, le PNUD et le Fonds des Nations unies pour la population ont publié une déclaration commune appelant à l’élimination de la stérilisation forcée, contrainte ou autrement involontaire ( Eliminating forced, coercive and otherwise involuntary sterilization ). Ils observent notamment que, dans de nombreux pays, les personnes intersexuées sont amenées à subir des opérations stérilisantes dans leur enfance, sans nécessité thérapeutique, sans leur consentement éclairé ou celui de leurs parents et sans que leur avis soit pris en compte. Ils notent que ces enfants subissent ainsi des interventions irréversibles qui, tout au long de leur vie, ont des conséquences sur leur santé physique et mentale. Ils préconisent notamment qu’en l’absence de nécessité médicale, les traitements stérilisants soient, si possible, repoussés jusqu’à ce que la personne concernée soit suffisamment mature pour participer à la prise de décision et donner son consentement en connaissance de cause.
48. La commission internationale de juristes et le service international pour les droits de l’homme ont entrepris, au nom d’une coalition d’organisations de défense des droits humains, de développer une série de principes juridiques internationaux sur l’application du droit international aux violations des droits humains fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, afin d’apporter une plus grande clarté et une plus grande cohérence aux obligations qui incombent aux États en la matière. Un groupe de vingt ‑ neuf experts venus de vingt-cinq pays, avec des expériences diverses et une expertise en matière de législation en droits humains, a rédigé, développé, discuté et mis au point ces principes, qu’ils ont adoptés à l’unanimité à la suite d’une réunion tenue à l’université Gadjah Mada de Jogjakarta, en Indonésie, du 6 au 9 novembre 2006. Le principe 18, relatif à la protection contre les abus médicaux, est ainsi rédigé :
« Nul ne peut être forcé de subir une quelconque forme de traitement, de protocole ou de test médical ou psychologique, ou d’être enfermé dans un établissement médical, en raison de son orientation sexuelle ou de son identité de genre. En dépit de toute classification allant dans le sens contraire, l’orientation sexuelle et l’identité de genre d’une personne ne sont pas en soi des maladies et ne doivent pas être traitées, soignées ou supprimées.
Les États devront :
A. Prendre toutes les dispositions législatives et administratives, ainsi que toute autre mesure, nécessaires pour garantir une protection complète contre les pratiques médicales nuisibles qui se rapportent à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre, y compris celles fondées sur des stéréotypes, dérivés ou non de la culture, ayant trait au comportement, à l’apparence physique ou à des normes de genre perçues ;
B. Prendre toutes les dispositions législatives et administratives, ainsi que toute autre mesure, nécessaires pour garantir qu’aucun enfant ne voie son corps irréversiblement altéré par des pratiques médicales visant à lui imposer une identité de genre sans le consentement total, libre et averti de l’enfant, conformément à son âge et à sa maturité, et suivant le principe selon lequel, dans toutes les situations impliquant des enfants, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ;
C. Établir des mécanismes de protection de l’enfant qui fassent en sorte qu’aucun enfant n’encoure un risque de, ou ne soit sujet à, des abus médicaux ;
D. Garantir la protection des personnes aux diverses orientations sexuelles et identités de genre contre les pratiques ou les recherches médicales contraires à l’éthique ou non désirées, y compris celles en relation avec les vaccins, les traitements ou les microbicides contre le VIH/SIDA ou d’autres maladies ;
E. Revoir et amender tous les critères ou programmes de financement du secteur de la santé, y compris ceux portés sur l’aide au développement, qui peuvent promouvoir, faciliter ou, de toute autre façon, rendre possibles de tels abus ;
F. Garantir qu’aucun traitement ou conseil, médical ou psychologique, n’aborde, explicitement ou implicitement, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre comme des maladies devant être traitées, soignées ou supprimées. »
GRIEFS
49. Invoquant l’article 3 de la Convention, la requérante se plaint de ce qu’en raison du refus d’informer opposé à sa plainte avec constitution de partie civile au motif qu’en l’absence d’« obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites », l’action publique était prescrite, elle n’a pas bénéficié d’une enquête officielle et effective s’agissant des actes médiaux de « féminisation » qu’elle a subis, alors que de tels actes relèvent de cette disposition dès lors qu’ils sont réalisés sans nécessité médicale et sans le consentement du patient. Elle se plaint également d’un manquement de l’État à son obligation de prendre des mesures effectives pour protéger les individus vulnérables, tels que les enfants, contre les mauvais traitements infligés par d’autres individus.
50. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante soutient que le refus d’informer opposé à sa plainte avec constitution de partie civile est constitutif d’une violation de son droit d’accès à un tribunal.
EN DROIT
51. La requérante invoque une violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet procédural comme dans son volet matériel. Aux termes de cette disposition :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
52. Le Gouvernement met en cause la recevabilité du grief de la requérante relatif à l’article 3 de la Convention en raison de l’inapplicabilité de cette disposition et de l’absence d’épuisement des voies de recours internes. La Cour examinera ces objections dans cet ordre.
a) Thèses des parties
53. Le Gouvernement souligne qu’un acte chirurgical accompli par un médecin ne constitue pas en lui-même un acte de torture ou un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3. Renvoyant à l’arrêt Herczegfalvy c. Autriche (24 septembre 1992, §§ 82-83, série A n o 244), il ajoute que les actes médicaux dénoncés par la requérante ne peuvent être examinés à l’aune des conceptions médicales actuelles mais doivent être replacés dans le contexte des conceptions médicales établies à l’époque, soit entre 1978 et 1993. Sur ce dernier point, il note que les conceptions médicales ont évolué lentement s’agissant de la prise en charge des enfant intersexués, observant qu’à la fin des années 1990 et au début des années 2000, des spécialistes n’excluaient pas, voire préconisaient, une prise en charge thérapeutique ou chirurgicale rapide (il produit un document décrivant l’« évolution des conceptions médicales établies pour les variations du développement médical » et renvoie aux publications suivantes : Surgical Approach to intersex problems , W. Hardy Hendren, 1998 ; Surgical Management of Intersex Patient: an Overview in 2003, C. Nihoul-Fékété, 2003 ; P.A. Lee, A perspective on the Apporach to the Intersex Child Born with Genital Ambiguity , 2004).
54. Selon le Gouvernement, la Cour ne saurait procéder en l’espèce à une expertise médicale rétrospective, d’autant moins que le juge interne n’a pas été en mesure de le faire préalablement, faute d’avoir été saisi dans les formes et délais requis. Se référant aux arrêts Oukhan c. Ukraine (n o 30628/02, § 76, 18 décembre 2008, et Sergey Antonov c. Ukraine (n o 40512/13, § 86, 22 octobre 2015), il constate que la Cour a jugé qu’il ne lui appartenait ni de se prononcer sur des questions relevant exclusivement du champ de l’expertise médicale, ni d’établir si un requérant a de fait demandé un traitement particulier ou si le choix des traitements effectués correspondait à ses besoins.
55. Le Gouvernement invite la Cour à constater la difficulté qu’il y a à établir si la nécessité thérapeutique évaluée par les médecins en 1978 et au cours des années suivantes a pu être influencée par un conformisme social au regard de l’état des mœurs de l’époque, ou à porter une appréciation sur les modalités d’exécution des interventions médicales successives. D’après lui, les opérations réalisées sur la requérante, à les supposer même dépourvues de nécessité thérapeutique au regard des conceptions médicales établies aujourd’hui, ne sauraient, par principe, tomber sous le coup de l’article 3 alors que l’absence de nécessité thérapeutique au regard des conceptions médicales établies de 1978 à 1993 ne peut être valablement caractérisée.
56. La requérante évoque les interventions chirurgicales qu’elle a subies durant son enfance et son adolescence, les premières ayant eu lieu alors qu’elle n’avait que quelques semaines, dont une castration bilatérale. S’y sont ajoutées des interventions destinées à agrandir et dilater le vagin ainsi que la prise d’hormones. Elle fait valoir que les traitements de féminisation qui lui ont été imposés lui ont causé de graves troubles psychologiques et psychiatriques et qu’ils sont un échec. Elle souligne aussi que ses parents n’ont reçu qu’une information incomplète et fallacieuse au moment de sa naissance et lors de sa prise en charge, que la décision de la « féminiser » a été prise alors qu’elle était trop jeune pour consentir et qu’elle n’a pas par la suite été informée du but des traitements qui lui ont été administrés. Elle n’a eu connaissance de sa situation que par hasard, en 2000. Elle ajoute que les médecins impliqués dans sa prise en charge ont continué « à lui cacher le sens de son état et le but des opérations » et que ce n’est qu’en 2014, à l’occasion de la consultation d’un psychologue clinicien, qu’elle a pleinement pris conscience de son intersexuation et des traitements qu’elle avait subis (paragraphes 5-15 ci-dessus).
57. La requérante fait valoir que des actes réalisés par des médecins sans nécessité médicale ou sans le consentement du patient sont susceptibles d’être qualifiés non seulement de traitement inhumain ou dégradant mais aussi de torture. Elle observe qu’il y a aujourd’hui une tendance internationale dans le sens de la qualification des actes médicaux qu’elle dénonce en traitements contraires à l’article 3, et soutient qu’il s’agit de torture, que l’on retienne une définition historique, littérale ou fonctionnelle de cette notion. S’agissant de l’approche fonctionnelle, elle relève que le nouvel article L. 2131-6 du code de la santé publique, créé par la loi du 2 août 2021, prévoit désormais expressément que le mineur apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision doit donner son consentement préalable à des actes de conformation sexuelle.
58. S’agissant de la thèse du Gouvernement selon laquelle la qualification des actes litigieux doit s’apprécier à la date à laquelle ils ont été pratiqués, la requérante souligne qu’il limite son argument à la nécessité médicale, sans contester que l’obligation d’informer le patient n’a pas été respectée, alors qu’un tel manquement suffit pour retenir la qualification de mauvais traitement (elle renvoie à l’arrêt Jalloh c. Allemagne [GC], n o 54810/00, § 69, CEDH 2006 ‑ IX). Elle fait en outre valoir que la notion de nécessité médicale est une notion juridique plutôt qu’une question purement technique devant rester entre les mains des médecins. La requérante estime également que le Gouvernement ne répond pas à son argument selon lequel les actes médicaux pratiqués sur elle ne répondaient à aucune nécessité médicale, et n’apporte pas la preuve que les normes juridiques applicables à l’époque en autorisaient la réalisation. Elle soutient au contraire que des professionnels de santé les dénonçaient déjà comme étant contraires à l’éthique et au droit dès lors que leur réalisation supposait que l’on mente systématiquement au patient et à ses parents en taisant la situation réelle de l’enfant élevé dans un sexe choisi pour lui (elle se réfère à cette publication : Les intersexuels avec ambiguïté génitale – Étude psychopédiatrique, L. Kreisler, 1970).
b) Appréciation de la Cour
59. Eu égard à la nature des questions en cause dans la présente affaire, la Cour estime utile de rappeler les principes relatifs à l’article 3 qui suivent alors même que ce grief est irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. Elle rappelle également que les affaires qui concernent des interventions médicales peuvent être examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention, y compris lorsque les requérants soutiennent que les interventions médicales litigieuses ont été réalisées sans le consentement du patient (voir, par exemple, V.C. c. Slovaquie , n o 18968/07, §§ 138-155, CEDH 2011 (extraits), Vasileva c. Bulgaria , n o 23796/10, §§ 57-58, 17 mars 2016, et L.F. c. Irlande (déc.), n o 62007/17, §§ 93-98, 10 novembre 2020).
60. Pour tomber sous le coup de l’article 3, qui est la disposition sur laquelle se fonde la requérante, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, par exemple, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], n o 41720/13, § 116, 25 juin 2019, Jalloh c. Allemagne [GC], n o 54810/00, § 67, CEDH 2006 ‑ IX, et V.C. c. Slovaquie , précité, § 101), et de sa situation de vulnérabilité ( Nicolae Virgiliu Tănase , précité, ibidem ). Si l’intention de blesser, d’humilier ou de rabaisser la victime est en principe requise pour qu’un traitement relève de l’article 3, l’absence d’une telle intention ne l’exclut pas de façon définitive (voir, par exemple, précités, Nicolae Virgiliu Tănase , §§ 122-123, Jalloh , § 68, et V.C. c. Slovaquie , §§ 101 et 119).
61. Un acte de nature médicale réalisé sans nécessité thérapeutique et sans le consentement éclairé de la personne qui en est l’objet est susceptible de constituer un mauvais traitement au sens de l’article 3. S’agissant du premier point, la Cour a jugé qu’« une mesure dictée par une nécessité thérapeutique selon les conceptions médicales établies ne saurait en principe passer pour inhumaine ou dégradante ». Elle a toutefois précisé que la nécessité médicale doit alors être « démontrée de manière convaincante ». Elle a dégagé ce principe dans le contexte d’interventions pratiquées sur des personnes privées de liberté (voir par exemple, Herczegfalvy , précité, § 82, Nevmerjitski c. Ukraine , n o 54825/00, § 94, CEDH 2005 II (extraits), Naoumenko c. Ukraine , n o 42023/98, § 112, 10 février 2004, et Jalloh , précité, § 69). Elle a cependant élargi son application aux interventions pratiquées en milieu hospitalier ordinaire (voir, par exemple, V.C. c. Slovaquie , précité, §§ 103 et 106-120, CEDH 2011 (extraits), N.B. c. Slovaquie , n o 29518/10, §§ 73-81, 12 juin 2012, et I.G. et autres c. Slovaquie , n o 15966/04, §§ 119-124, 13 novembre 2012). S’agissant du second point, la Cour a jugé que, dans le domaine de l’assistance médicale, même lorsque le refus d’accepter un traitement particulier risque d’entraîner une issue fatale, l’imposition d’un traitement médical sans le consentement du patient s’il est adulte et sain d’esprit s’analyse en une atteinte au droit à l’intégrité physique de l’intéressé (voir, notamment, V.C. c. Slovaquie , précité, § 105), l’intégrité physique étant protégée par l’article 3 (voir, par exemple, A.P., Garçon et Nicot c. France , n os 79885/12 et 2 autres, § 127, 6 avril 2017). Si le patient est mineur, le consentement éclairé de son représentant légal doit être recueilli (voir en particulier, précités, N.B. c. Slovaquie , § 74, et I.G. et autres c. Slovaquie , §§ 122-123).
62. La stérilisation d’une personne pratiquée sans finalité thérapeutique et sans son consentement éclairé est ainsi en principe incompatible avec le respect de la liberté et de la dignité de l’homme et constitutive d’un traitement contraire à l’article 3 (voir notamment, précités, V.C. c. Slovaquie, N.B. c. Slovaquie , et I.G. c. Slovaquie ). Il en va de même des mutilations génitales (la Cour en a jugé ainsi dans des affaires relatives à des mutilations génitales féminines ; voir Izevbekhai et autres c. Irlande (déc.), n o 43408/08, § 73, 17 mai 2011, ES c. France (déc.), n o 59345/11, 7 avril 2015, et Sow c. Belgique , n o 27081/13, § 64, 19 janvier 2016), notamment pratiquées sur une enfant (voir Sow , précité, mêmes références).
63. La Cour réserve la question de savoir si, au regard des considérations qui précèdent, les actes médicaux de conformation sexuelle qui sont en litige sont susceptibles, dans les circonstances de l’espèce, de relever de l’article 3 de la Convention dès lors que le grief tiré de cette disposition est en tout état de cause irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes.
a) Thèses des parties
64. S’agissant du volet matériel de l’article 3, le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que la requérante avait la possibilité de saisir les juridictions civiles d’une action en responsabilité pour faute dirigée contre les médecins qui l’ont traitée. Premièrement, elle aurait pu se fonder sur une faute caractérisée par la preuve que les traitements dont elle a été l’objet n’avaient pas été consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la science. Deuxièmement, elle aurait pu se prévaloir d’une faute résultant de l’absence de recueil du consentement de ses parents. Troisièmement, elle aurait pu se fonder sur un manquement à l’obligation pesant sur les médecins en vertu de la jurisprudence de livrer à leurs patients une information conforme aux données acquises de la science, complète et portant entre autres sur l’état du malade, les investigations et les soins qui leur sont proposés et les alternatives thérapeutiques envisageables, leur utilité et leur urgence éventuelle. Le Gouvernement précise qu’une telle action devant les juridictions civiles n’aurait pas été prescrite dans le cas de la requérante. Il renvoie à l’ancien article 2270-1 du code civil, selon lequel les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation, et par vingt ans en cas d’actes de torture ou de barbarie ou de violences. Il précise en outre qu’en cas de dommage corporel le point de départ du délai de prescription est la date de la consolidation de la victime. Il ajoute que l’article 2235 du code civil, résultant de la loi du 17 juin 2008, suspend la prescription durant la minorité de la victime. Le Gouvernement évoque aussi la possibilité pour la requérante d’engager la responsabilité des hôpitaux publics où les opérations médicales et chirurgicales ont été réalisées. Il indique à cet égard que le choix d’une thérapie ou d’une stratégie de soins est susceptible de constituer une faute lorsque le médecin a gravement méconnu le diagnostic, n’a pas fait un choix conforme aux données acquises de la science ou a fait courir au patient un risque que ni son état ni l’urgence n’imposaient (CE, 12 décembre 1975, n o 97241 ; CE, 29 janvier 1982, n o 20775), et qu’une faute lourde n’est plus exigée (Assemblée, 10 janvier 1992, Époux V, n o 79027).
65. Quant au volet procédural de l’article 3, le Gouvernement soulève également une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il rappelle que la plainte avec constitution de partie civile de la requérante s’est heurtée à une décision de non-informer constatant la prescription des faits, confirmée en appel et en cassation. Il soutient qu’elle disposait de dix ans à compter de sa majorité pour déposer une telle plainte, soit jusqu’au 26 novembre 2005, et rappelle qu’elle indique avoir découvert les faits objet de sa plainte cinq ans avant cette date, en prenant connaissance d’un courrier adressé le 9 février 2000 par un médecin du centre hospitalier de Nantes au médecin de la commission technique d’orientation et de reclassement professionnel. Il ajoute que la requérante ne pouvait exercer l’action en responsabilité de l’État prévu par l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire pour dénoncer un manquement à l’obligation d’enquêter, qui ne peut prospérer que dans le cas d’une faute se distinguant de la critique d’une décision. Or en l’espèce, une telle action se serait apparentée à une critique de la décision de non-informer.
66. Renvoyant à l’arrêt Gäfgen c. Allemagne [GC] (n o 22978/05, § 142, CEDH 2010), la requérante soutient que la réparation civile ne suffit pas en cas de violation de l’article 3 de la Convention, et qu’il doit aussi y avoir des poursuites pénales susceptibles de déboucher sur des peines proportionnées à la gravité des crimes commis.
67. Elle soutient par ailleurs qu’elle a invoqué l’article 3 à tous les stades de la procédure et que les infractions dénoncées dans sa plainte – violences mutilantes sur mineure de quinze ans par personne ayant autorité de fait – suffisent à placer celle-ci dans le champ de l’article 3. Elle ajoute qu’une action en indemnisation n’aurait pas constitué un remède suffisant puisqu’en l’absence d’enquête, il ne peut y avoir ni prévention ni sanction des mauvais traitements, alors que la Cour exige souvent qu’il y ait dans ce cas condamnation des auteurs des faits.
b) Appréciation de la Cour
68. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. L’article 35 § 1 de la Convention doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais il n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales appropriées (voir, parmi de nombreux autres, Cardot c. France , 19 mars 1991, § 34, série A n o 200, Gäfgen , précité, § 142, et Matalas c. Grèce , n o 1864/18, §§ 23-25, 25 mars 2021).
69. En l’espèce, la Cour constate que la requérante n’a pas invoqué l’article 3 devant la Cour de cassation dans le cadre de son pourvoi contre l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers du 8 février 2017. Elle note de plus que son moyen de cassation ne visait pas les articles 222-9, 222-10 et 222-14 du code pénal, qui incriminent les violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente et les violences sur mineurs de quinze ans, et qui constituaient le fondement de sa plainte avec constitution de partie civile (paragraphes 16 et 31 ci-dessus). Il visait spécifiquement le refus de la chambre de l’instruction de retenir qu’il y avait en sa cause un « obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites » de nature à suspendre le cours de la prescription. La requérante dénonçait à cet égard une violation de l’article 6 de la Convention et de l’article 7 du code de procédure pénale, relatif à la prescription de l’action publique en matière de crime. Elle faisait valoir, d’une part, que l’existence d’un tel obstacle devait s’apprécier au regard de la possibilité effective qu’ont les parties susceptibles d’engager les poursuites de mettre en mouvement l’action publique, compte tenu des informations dont elles disposent, et, d’autre part, que, contrairement à ce que la chambre de l’instruction avait retenu, le poids d’une pensée dominante lorsqu’il conduit à maintenir une personne dans l’ignorance du fait qu’elle avait subi des actes susceptibles de recevoir une qualification pénale, était de nature à constituer un tel obstacle (paragraphe 23 ci-dessus).
70. S’agissant tant du volet matériel que du volet procédural de l’article 3, la requérante aurait dû, pour épuiser valablement les voies de recours internes, saisir les juridictions internes, au moins en substance, d’un moyen tiré de ce que le refus de poursuivre l’information judiciaire emportait méconnaissance des exigences de l’article 3 de la Convention en tant qu’il avait fait obstacle à l’examen du bien-fondé de sa plainte ainsi qu’à la réalisation d’une enquête diligente et effective. Or il résulte des pièces de la procédure menée devant les juridictions internes qu’elle s’est bornée à contester la prescription qui avait été opposée à son action au regard de son droit d’accès au tribunal, notamment en invoquant la violation de l’article 6 de la Convention, sans les mettre à même de remédier à l’atteinte alléguée à l’article 3 dont elle a saisi la Cour, ne serait-ce qu’en développant devant elles une argumentation équivalant en substance à l’invocation de la méconnaissance des exigences découlant de cette disposition.
71. Il résulte de ce qui précède qu’en tout état de cause, la requérante n’a pas, ne serait-ce qu’en substance, préalablement saisi la Cour de cassation du grief qu’elle tire de l’article 3 de la Convention. Elle n’a donc pas épuisé les voies de recours internes.
72. Au surplus, s’agissant du volet matériel de ce grief, la Cour relève que la requérante disposait d’une autre voie que la plainte avec constitution de partie civile dans la mesure où la possibilité de saisir le juge interne d’une action en responsabilité civile lui était raisonnablement ouverte (paragraphes 82-83 ci ‑ dessous).
73. La Cour rappelle à cet égard que la règle de l’épuisement préalable des voies de recours internes constitue un aspect important du principe de subsidiarité, selon lequel le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (voir, par exemple, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], n os 17153/11 et 29 autres, §§ 69-70, 25 mars 2014), qui est d’ailleurs inscrit dans le Préambule de la Convention depuis l’entrée en vigueur du Protocole n o 15, le 1 er août 2021.
74. Cette partie de la requête est donc irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
75. La requérante soutient que le refus d’informer opposé à sa plainte avec constitution de partie civile est constitutif d’une violation de son droit d’accès à un tribunal. Elle invoque l’article 6 § 1, aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
76. Le Gouvernement indique que la limitation dans le temps de la possibilité de mettre en œuvre l’action publique garantit la sécurité juridique en permettant de mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives et d’éviter l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements anciens à partir d’éléments de preuve non fiables ou incomplets. Il souligne que la requérante a disposé d’un délai de dix ans à compter non des faits mais, par dérogation au droit commun, de sa majorité. Il en déduit que son droit d’accès n’a pas été atteint dans sa substance même, d’autant moins qu’elle a indiqué avoir découvert les faits objet de la plainte lorsqu’elle a intercepté la lettre du 9 février 2000, soit cinq années avant que la prescription soit acquise. II considère en outre que la requérante ne peut reprocher aux juridictions françaises d’avoir retenu la prescription alors qu’elle les a saisies plus de dix ans après l’expiration du délai de prescription, et qu’accepter de reconnaître l’existence d’un obstacle insurmontable à la poursuite aurait créé une incertitude quant aux critères retenus pour appliquer cette notion et mis à mal la sécurité juridique. Selon le Gouvernement, il y a en l’espèce un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, d’autant plus que la requérante avait la possibilité de saisir les juridictions civiles, le délai de prescription courant à partir de la consolidation en cas d’action en responsabilité visant à l’indemnisation du préjudice corporel. Il fait valoir quant à ce dernier point que si la requérante estime que son état de santé n’est pas consolidé à ce jour, il lui appartient de porter son action devant ces juridictions.
77. La requérante estime que le Gouvernement n’a démontré ni que le refus d’informer opposé à sa plainte avec constitution de partie civile n’emportait pas atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal, ni qu’il poursuivait un but légitime et était proportionné. Selon elle, comme la Cour de cassation, le Gouvernement occulte le mensonge institutionalisé dont elle a été victime. Or ce n’est que grâce à la thérapie qu’elle a suivie à l’âge adulte, en 2014, qu’elle en a pris conscience et qu’elle a donc été concrètement en mesure d’agir en justice. La requérante estime par ailleurs qu’à supposer que la voie civile soit encore ouverte, cela ne changerait rien au fait que son droit d’accès à un tribunal a été violé. Selon elle, dès lors que le droit interne lui donnait le choix entre le juge pénal et le juge civil, la décision de lui fermer la voie pénale pour des motifs arbitraires emporte violation de l’article 6. Elle considère par ailleurs que la situation n’est pas la même que dans l’affaire Stubbings et autres c. Royaume-Uni (22 octobre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996 ‑ IV). Premièrement, dans cette affaire, la voie civile avait été fermée aux requérantes, qui disposaient néanmoins encore de l’accès au juge pénal, qui pouvait se prononcer sur le pénal et sur le civil. Dans son cas, c’est la voie civile qui resterait ouverte, alors que le juge civil ne peut se prononcer sur la sanction pénale, pourtant indispensable lorsqu’une violation de l’article 3 est également caractérisée. Deuxièmement, elle fait valoir que, dans l’affaire Stubbings et autres , il ne faisait pas de doute qu’au moment où les requérantes ont saisi le juge civil, seule la voie pénale était encore ouverte, alors que dans son cas, elle pouvait légitimement espérer, au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation de 2014, qu’un obstacle insurmontable était caractérisé, et qu’elle avait donc le choix entre le juge pénal et le juge civil.
78. L’article 6 ne comprenant pas un droit à faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers, la requérante ne peut se plaindre sur le terrain de cette disposition du fait qu’en conséquence du refus d’informer, les auteurs des traitements qu’elle dénonce n’ont pas été poursuivis pénalement. L’article 6 ne peut entrer en jeu en sa cause qu’en ce qu’il garantit en son premier paragraphe le droit à l’examen par un tribunal de « contestations sur ses droits et obligations de caractère civil », c’est-à-dire de la question de l’indemnisation du préjudice qu’elle estime avoir subi du fait du traitement qu’elle dénonce (voir, par exemple, Nicolae Virgiliu Tănase , précité, §§ 192 ‑ 194).
79. La Cour a déjà eu l’occasion de juger que, bien que s’inscrivant dans la procédure pénale, la plainte avec constitution de partie civile s’apparente à une contestation civile de sorte que l’article 6 § 1 entre en jeu dans son volet civil, notamment en ce qu’il garantit le droit à un tribunal (voir Ernst et autres c. Belgique , n o 33400/96, §§ 57, 15 juillet 2003 ; voir aussi la décision sur la recevabilité du 25 juin 2002).
80. La question que pose la présente affaire est donc celle de savoir si le refus d’informer opposé à la plainte avec constitution de partie civile de la requérante au motif que, déclenché à partir de sa majorité, le délai de prescription de l’action publique était échu, caractérise une violation de son droit à un tribunal.
81. Il ne saurait en tout état de cause en aller de la sorte s’il apparaît que la requérante disposait d’une autre voie de recours accessible et effective pour faire valoir son droit civil à réparation (voir Nicolae Virgiliu Tănase , précité, §§ 198-202).
82 . Or, ainsi que le fait valoir le Gouvernement en défense, la requérante avait une possibilité raisonnable de saisir le juge civil d’une action en responsabilité civile. Cela dispense la Cour de se pencher sur le raisonnement de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Angers, confirmé par la Cour de cassation, qui repose sur l’appréciation selon laquelle la requérante ne pouvait se prévaloir d’un obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites, suspensif du délai de prescription, alors que la requérante soutient que ni ses parents lorsqu’elle était mineure, ni elle-même jusqu’à l’interception de la lettre du 9 février 2000, n’ont disposé d’informations de nature à leur permettre de pleinement comprendre la réalité de la situation de l’intéressée et d’évaluer la nécessité des traitements médicaux dont elle a fait l’objet.
83 . Il apparaît en effet que la voie d’une action en responsabilité civile n’était pas fermée lorsque la requérante a opté pour la plainte avec constitution de partie civile devant la doyenne des juges d’instruction d’Angers, l’action en responsabilité civile se prescrivant par dix ans à compter de la consolidation du dommage corporel dénoncé, ce délai passant à 20 ans en cas de dommage causé par, notamment, des tortures ou des actes de barbarie, ou des violences commises contre un mineur (paragraphes 32-34 ci-dessus), ce qui correspond à ce dont se plaint la requérante. Or la requérante fait elle-même valoir dans ses écritures devant la Cour que le dommage qu’elle dénonce n’est pas consolidé à ce jour. Par ailleurs, il ressort des observations du Gouvernement que la possibilité de saisir la juridiction administrative d’une action en responsabilité dirigée contre l’hôpital public restait ouverte à la requérante.
84. On ne peut donc considérer que la requérante s’est vu priver, du seul fait qu’un refus de poursuivre l’information judiciaire a été opposé à sa plainte avec constitution de partie civile, de l’accès à un tribunal pour faire statuer sur ses droits de caractère civil.
85. Il en résulte que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 19 mai 2022.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary Greffier Présidente