THIAM c. ITALIE
Doc ref: 21329/16 • ECHR ID: 001-219585
Document date: August 30, 2022
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PREMIÈRE SECTION
DÉCISION
Requête n o 21329/16 Ousseynou THIAM contre l’Italie
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant le 30 août 2022 en une chambre composée de :
Marko Bošnjak , président,
Péter Paczolay ,
Krzysztof Wojtyczek ,
Alena Poláčková ,
Gilberto Felici ,
Raffaele Sabato ,
Lorraine Schembri Orland , juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section ,
Vu la requête susmentionnée introduite le 14 octobre 2016,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M. Ousseynou Thiam, est un ressortissant sénégalais né en 1977 et résidant à Dakar. Il a été représenté devant la Cour par M e L.M. Masera et M e A. Zucca , avocats exerçant à Milan et Leno.
2. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia.
Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. Le requérant est un ressortissant sénégalais qui résida légalement en Italie de juillet 2012 à juillet 2014.
5. Le 15 avril 2016, de retour d’un séjour au Sénégal, il fut contrôlé par la police des frontières à l’aéroport de Milan Malpensa. Il était alors en possession d’un permis de séjour qui avait expiré et d’une copie de sa demande de renouvellement de ce permis, datée du 12 septembre 2014.
6. La police des frontières de Milan constata que la demande de renouvellement du titre de séjour de l’intéressé avait été rejetée par une décision du chef de la police ( Questore ) de Brescia datée du 4 août 2015. À 23 h 50 le 15 avril, elle notifia cette décision au requérant, révoqua le permis de séjour et délivra un décret de refoulement immédiat en vertu de l’article 10 § 1 du décret-loi n o 286 de 1998.
7. Le requérant fut retenu dans la zone de transit de l’aéroport dans l’attente du premier vol disponible pour le Sénégal.
8. Il affirme avoir été confiné avec d’autres personnes dans une pièce sans fenêtres de laquelle il était impossible de sortir. Il aurait dormi sur un lit de camp dépourvu de matelas. Il n’aurait pu ni changer d’habits ni utiliser les douches et aurait été obligé de boire l’eau du robinet. Il aurait été privé de son téléphone et de son bagage et aurait pu appeler une seule fois sa sœur, à ses frais, d’un téléphone public installé dans la pièce. Pendant toute la durée de son séjour, il n’aurait reçu aucune information de la part des autorités.
9 . Le Gouvernement a produit un rapport établi par la police des frontières selon lequel la zone de transit de l’aéroport de Milan Malpensa a une surface globale de 300 m² environ, dont une salle commune de 147 m², deux dortoirs séparés respectivement de 20 m² et de 25 m², des salles d’eau et des toilettes séparées. Les personnes confinées dormiraient sur des lits de camps et chacune recevrait une couverture et un oreiller. Trois repas par jours seraient servis par la compagnie aérienne chargée du rapatriement et il y aurait des distributeurs automatiques de nourriture et de boissons dans la salle commune. Une assistance sanitaire serait prévue en cas de nécessité. La lumière artificielle serait d’intensité variable et pourrait être adaptée aux exigences des personnes présentes dans la zone. En outre, il serait toujours possible pour les personnes retenues de demander aux agents de la police des frontières d’avoir accès à leur bagage à main.
10. Le 19 avril 2016, un avocat nommé par la sœur du requérant essaya d’entrer en contact avec M. Thiam, sans succès. Le requérant fut rapatrié le 20 avril 2016 à bord d’un avion ayant décollé à 9 h 30.
11. Le 14 juin 2016, le requérant introduisit devant le tribunal de Busto Arsizio un recours tendant à l’annulation du décret de refoulement du 15 avril 2016 et à l’obtention d’un dédommagement pour sa privation de liberté et pour les mauvais traitements qu’il disait avoir subis. Devant la juridiction nationale, il se plaignait d’une violation des articles 5, 3 et 13 de la Convention.
12. Par une ordonnance du 13 décembre 2016, le tribunal rejeta le recours du requérant, déclarant que le refoulement avait été décidé conformément à la loi et que le séjour du requérant dans la zone de transit de l’aéroport n’avait pas constitué une privation de liberté. Quant aux conditions matérielles de la rétention, le tribunal estima que le requérant n’avait pas étayé ses allégations par des preuves. Ce dernier interjeta appel.
13. Par un arrêt du 15 mai 2018, la cour d’appel de Milan fit droit à l’appel du requérant. Elle jugea que les autorités frontalières avaient à tort interdit l’entrée sur le territoire national au requérant et confiné celui-ci dans la zone de transit de l’aéroport. Elle considéra en effet que la possession d’un permis de séjour qui avait expiré, accompagné de la preuve d’une demande de renouvellement, constituait un titre valide pour entrer sur le territoire national. Elle ajouta que la notification de la décision de rejet de la demande de renouvellement aurait dû être effectuée sur le territoire italien, afin notamment de donner à l’intéressé la possibilité de se prévaloir de son droit de recours. Elle releva de plus que le requérant avait été privé de toute possibilité de contact avec son avocat, lequel aurait pu le cas échéant introduire un recours en référé.
14. La cour d’appel déclara donc que l’illégalité du décret de refoulement décerné contre le requérant tout comme la privation de liberté consécutive subie par celui-ci dans la zone de transit de l’aéroport avaient emporté violation des droits fondamentaux de l’intéressé, indépendamment de la question de savoir si le caractère inhumain des conditions matérielles de la rétention avait été suffisamment prouvé. Elle condamna le ministère de l’Intérieur à allouer au requérant 4 000 euros à titre de dédommagement, soit 1 000 euros pour chaque jour complet passé en rétention, et à rembourser les frais de justice. Elle se référa à cet égard aux critères de dédommagement établis par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 5 de la Convention.
LE CADRE JURIDIQUE et la pratique INTERNEs PERTINENTs
15. Le décret-loi ( decreto legislativo ) n o 286 de 1998 (« Texte unifié des dispositions concernant la réglementation de l’immigration et les normes sur le statut des étrangers »), tel que modifié par les lois n o 271 de 2004 et n o 155 de 2005 et par le décret-loi n o 150 de 2011, contient entre autres les dispositions suivantes :
Article 10 (refoulement)
«1. La police des frontières refoule ( respinge ) les étrangers qui se présentent aux frontières sans satisfaire aux critères fixés par le présent texte unifié reletif à l’entrée sur le territoire de l’État.
2. Le refoulement avec accompagnement à la frontière est par ailleurs ordonné par le chef de la police ( questore ) à l’égard des étrangers :
a) qui entrent sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière, lorsqu’ils sont arrêtés au moment de l’entrée sur le territoire ou tout de suite après ;
b) qui (...) ont été temporairement admis sur le territoire pour des nécessités de secours public.
3. Le transporteur qui a acheminé jusqu’à la frontière un étranger qui n’est pas en possession de documents valides ou qui doit de toute manière être refoulé au vertu du présent article doit immédiatement prendre en charge l’intéressé et l’acheminer vers le pays d’origine ou vers le pays qui a délivré le titre de voyage que l’étranger a en sa possession (...).
4. Les dispositions des alinéas 1 [et] 2 (...) ne s’appliquent pas aux cas prévus par les dispositions en vigueur régissant l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires.
(...) .
Article 14 (exécution de l ’ expulsion)
« 1. Lorsqu’en raison de la nécessité de secourir l’étranger, d’effectuer des contrôles supplémentaires quant à son identité ou à sa nationalité ou d’obtenir les documents de voyage, ou en raison de l’indisponibilité du transporteur, il n’est pas possible d’exécuter rapidement l’expulsion par accompagnement à la frontière ou le refoulement, le chef de la police ( questore ) ordonne que l’étranger soit retenu pendant le temps strictement nécessaire auprès du centre d’identification et d’expulsion le plus proche, parmi ceux identifiés ou créés par décret du ministre de l’Intérieur en concertation ( di concerto ) avec les ministres de la Solidarité sociale et du Trésor, du Budget et de la Planification économique. (...). »
16 . Dans le rapport qu’il présenta au Parlement italien en 2019, le garant national de la protection des personnes détenues et privées de liberté personnelle indiquait entre autres, concernant notamment les rétentions d’étrangers dans les zones de transit des aéroports, ce qui suit :
« Certaines salles d’attente aéroportuaires, dans lesquelles séjournent les personnes dans l’attente d’un refoulement, sont utilisées pour des périodes qui peuvent être très longues, même en l’absence d’une décision ordonnant la privation de liberté, sans aucun contrôle juridictionnel et souvent sans possibilité pour les intéressés de rencontrer un avocat. Les conditions matérielles de rétention sont souvent en deçà des normes fixées pour les détentions administratives : des espaces mixtes, sans fenêtres ou possibilité de bénéficier d’air frais, dépourvus de casiers et de kit pour l’hygiène personnelle, et aucune possibilité d’utiliser les téléphones personnels et de rencontrer des proches ».
17 . En mai 2019, l’Association pour les Études juridiques sur l’Immigration (« ASGI » ) publia un rapport intitulé « La frontière aéroportuaire de Malpensa, la privation de liberté des étrangers dans l’attente d’un refoulement immédiat ». Ce rapport, dont le contenu se fonde sur les témoignages de personnes ayant séjourné dans la zone de transit de Milan Malpensa, comporte les passages suivants :
« 2.2. Les lieux de rétention.
Les ressortissants étrangers visés par une mesure de refoulement sont conduits dans une zone de l’aéroport de Milan Malpensa d’où il leur est interdit de sortir jusqu’à leur embarquement sur le vol de rapatriement. La taille de la salle commune (environ 8 x 6 mètres) ne semble pas adéquate, n’offrant pas une surface suffisante par rapport au nombre de personnes accueillies, qui, selon les témoignages, peut varier de dix à dix-huit selon les jours. La salle n’a pas de fenêtres et n’est éclairée que par une lumière artificielle qui restait allumée jour et nuit. Il n’y a pas de lumière naturelle et une lumière artificielle allumée en permanence peut provoquer un fort sentiment d’égarement et de surveillance durable chez les personnes retenues. Il n’est pas possible de sortir en plein air.
En ce qui concerne le couchage, des lits de camp en fer placés côte à côte et dépourvus de matelas sont fournis avec seulement une couverture légère et un oreiller du type de ceux qui sont donnés dans les avions. Selon certains témoins, les couvertures ne sont pas adaptées pour apporter une chaleur suffisante pendant la nuit. Selon les témoignages, les salles utilisées comme dortoirs ont une surface d’environ 4 x 4 mètres. Ce ne sont pas de véritables pièces, puisqu’il n’y a pas de portes, et elles forment une pièce unique avec l’espace commun, qui est constamment surveillé par les agents de surveillance et visible des autres personnes retenues. En conséquence, même si les espaces pour les hommes et pour les femmes sont séparés, ils constituent en réalité des lieux mixtes et ne garantissent pas le respect de la vie privée : certains étrangers ont en effet déclaré avoir ressenti de l’appréhension et de l’humiliation.
2.3. Les conditions matérielles de rétention.
Selon les témoignages recueillis, dès l’entrée dans les locaux utilisés pour la rétention, la police des frontières confisque immédiatement, de manière totalement informelle, les effets personnels et les bagages, qui ne sont remis à leurs propriétaires qu’au moment de l’embarquement, et le passeport, qui est restitués à l’arrivée à destination. Les ressortissants étrangers déclarent qu’ils ne peuvent pas accéder à leurs bagages enregistrés, qu’ils n’ont accès à leurs bagages à main qu’avec l’autorisation préalable et sous le contrôle de la police des frontières, et qu’ils ne disposent pas de casier ou d’un autre endroit où entreposer leurs quelques effets personnels.
Au déjeuner et au dîner, la même nourriture était servie et il a été rapporté que dans certains cas les personnes retenues n’avaient accès qu’à l’eau des toilettes. Une bouteille d’eau d’un demi-litre est fournie gratuitement uniquement pendant les repas. Bien qu’il y ait une douche, aucune des personnes entendues n’a déclaré avoir pu l’utiliser, ne disposant pas de vêtements de rechange, et n’ayant pas la garantie de bénéficier de l’intimité nécessaire. Une citoyenne étrangère rapporte qu’elle s’est lavée à l’aide d’un verre en plastique.
Quant aux soins de santé, un ressortissant étranger qui souffrait d’hypertension n’aurait pas reçu la visite d’un médecin pendant toute la période de sa détention, malgré les demandes de son avocat.
Les personnes retenues ne peuvent se livrer à aucune activité ou divertissement, par exemple regarder la télévision.
Enfin, il convient de noter que les personnes retenues sont soumises à une surveillance stricte de la part du personnel de la police des frontières, qui est constamment présent à raison de deux agents armés. Les locaux font l’objet d’un contrôle vidéo, y compris les salles de bain adjacentes. »
LE DROIT INTERNATIONAL
Le rapport du comité européen pour la prévention de la torture
18. Du 7 au 13 juin 2017, le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants (« le CPT ») effectua une visite en Italie consacrée aux lieux d’accueil des migrants dans l’attente d’un refoulement. Le CPT visita des Centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement des migrants (CSPA), des Centres d’expulsion et d’identification (CIE) et la zone de transit de l’aéroport de Rome Fiumicino. Concernant ce dernier lieu, le rapport du CPT se lit ainsi :
« Au moment de la visite de la délégation, onze ressortissants étrangers étaient détenus dans les salles de transit.
Selon les informations fournies par la police des frontières, environ trois cents ressortissants étrangers avaient transité par les zones de rétention entre le 1 er mai et le 7 juin 2017 (jour de la visite). La grande majorité d’entre eux étaient restés un ou deux jours, mais il n’était pas rare que des ressortissants étrangers fussent confinés pendant trois jours (dans trente-six cas) ou même quatre à cinq jours (dans onze cas), avec un séjour exceptionnel de huit jours (ce qui s’expliquait par la faible fréquence des vols de retour vers le pays en question – l’Ouzbékistan).
En ce qui concerne les conditions de rétention, les salles d’attente étaient pourvues de sièges ou de bancs et d’un accès à des installations sanitaires adjacentes, le tout étant dans un état de propreté acceptable. Les chambres n’avaient pas de lits appropriés mais des chaises longues avaient été placées dans l’une des chambres. Bien qu’il y eût des distributeurs automatiques de boissons et de collations, tous les ressortissants étrangers ne pouvaient pas les utiliser vu les moyens à leur disposition. De plus, aucune activité ou divertissement (comme du matériel de lecture ou une télévision) n’était offert aux personnes détenues.
Il n’y avait pas de lumière naturelle dans les salles d’attente, pas d’aire d’exercice extérieure dans les zones de rétention et pas d’accès à l’air frais. De toute évidence, ces conditions ne conviennent qu’à la rétention de personnes pendant une très courte période.
À cet égard, le CPT recommande aux autorités italiennes de veiller à ce que tout ressortissant étranger privé de liberté dans la zone de transit de Rome Fiumicino pendant plus de 24 heures soit transféré dans un lieu de rétention à proximité plus approprié qui offre un accès à la lumière naturelle et une possibilité d’exercice en plein air. »
GRIEFS
19. Le requérant se plaint du manque de légalité de sa rétention dans la zone de transit de l’aéroport de Milan Malpensa pendant plus de quatre jours dans l’attente de son refoulement et des conditions matérielles de la rétention. Il invoque les articles 3, 5 et 13 de la Convention.
EN DROIT
20. Le requérant se plaint que sa privation de liberté dans la zone de transit de l’aéroport de Milan était illégale. Il allègue en outre ne pas avoir été informé des raisons de son confinement et ne pas avoir disposé d’une procédure effective au travers de laquelle il aurait pu contester la légalité de sa privation de liberté. Il invoque les paragraphes 1, 2 et 4 de l’article 5 de la Convention, ainsi libellés :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.
2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. (...)
4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
21. Le Gouvernement estime que le requérant ne peut plus se plaindre des violations tirées de l’article 5 de la Convention, exposant que l’intéressé a obtenu, après l’introduction de sa requête devant la Cour, un redressement adéquat au niveau national devant la cour d’appel de Milan.
22. Le requérant considère que la cour d’appel ne s’est pas penchée en détail sur ses doléances et n’a pas examiné la question de savoir si sa rétention dans la zone de transit de l’aéroport avait une base légale indépendamment de la question de la régularité du décret de refoulement. Il soutient que, même en présence d’une décision de refoulement régulière, sa privation de liberté aurait été illégale. Il argue qu’il a certes obtenu un dédommagement, mais qu’il n’y a pas eu de reconnaissance explicite des violations de l’article 5 qu’il dit avoir réellement subi et être le résultat d’une défaillance systémique de la législation nationale en matière d’accueil des étrangers.
23. La Cour observe tout d’abord qu’elle n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention (voir, entre autres, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], n o 47848/08, § 101, CEDH 2014).
24. Elle rappelle par ailleurs que ne peut pas se prétendre « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, celui qui, au plan national, a obtenu un redressement adéquat des violations alléguées de la Convention (voir, par exemple, mutatis mutandis, Eckle c. Allemagne , 15 juillet 1982, § 66, série A, n o 51, Amuur c. France , 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Guisset c. France , n o 33933/96, § 66, CEDH 2000-XI, et Kaftailova c. Lettonie (déc.), n o 59643/00, 21 octobre 2004). Cette règle vaut même si l’intéressé obtient satisfaction alors que la procédure est déjà engagée devant la Cour ; ainsi le veut le caractère subsidiaire du système des garanties de la Convention (voir, en particulier, Mikheyeva c. Lettonie (déc.), n o 50029/99, 12 septembre 2002).
25. Pour qu’une décision ou une mesure favorable à un requérant suffise à lui retirer la qualité de victime, il faut en principe que les autorités nationales aient reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation alléguée de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Dalban c. Roumanie [GC], n o 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, Labita c. Italie [GC], n o 26772/95, § 142, CEDH 2000-IV, ainsi que les décisions Achour c. France , n o 67335/01, 10 novembre 2004, et Kaftailova , précitée).
26. En l’espèce, la Cour observe que la cour d’appel de Milan, faisant droit à l’appel de l’intéressé qui était fondé entre autres sur l’article 5 de la Convention, a expressément reconnu que le confinement du requérant dans la zone de transit de l’aéroport de Milan avait constitué une privation de liberté arbitraire. En outre, cette juridiction a estimé que l’impossibilité pour le requérant de prendre contact avec son avocat avait compromis toute chance d’introduire un recours en référé qui aurait pu permettre de faire vérifier rapidement par un juge la légalité de la situation dénoncée. Enfin, la cour d’appel a octroyé au requérant un dédommagement compatible avec les critères qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour (voir les paragraphes 13 et 14 ci-dessus) (voir, a contrario , Richmond Yaw et autres c. Italie , n os 3342/11 et 3 autres, § 50, 6 octobre 2016).
27. Pour la Cour, la décision de la cour d’appel a eu pour effet de retirer au requérant la qualité de « victime » des violations de l’articles 5 de la Convention dont il se plaint devant elle.
28. Il s’ensuit que cette partie de la requête est également irrecevable, et doit donc être rejetée en application des 34 et 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
29. Le requérant allègue que les conditions matérielles de son séjour dans la zone de transit de l’aéroport de Milan ont constitué des traitements inhumains et dégradants et dénonce l’absence de recours internes pour s’en plaindre. Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention, qui sont ainsi libellés :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
30. Le requérant soutient que les conditions dans lesquelles il a séjourné dans la zone de transit de l’aéroport pendant presque cinq jours n’étaient pas compatibles avec le respect de la dignité humaine. Il affirme avoir passé son temps allongé sur un lit de camp, en l’absence de toute possibilité d’activité. Il allègue avoir été privé de ses affaires personnelles et n’avoir pas eu la possibilité de changer d’habits et de se laver. En outre, le même repas était servi au déjeuner et au diner. Il ajoute avoir toujours été sous la stricte surveillance d’agents de police, n’avoir jamais bénéficié d’air frais et de lumière naturelle et n’avoir pas pu communiquer avec l’extérieur, y compris avec l’avocat qui aurait essayé de le joindre. Le requérant se plaint en outre d’un manque d’intimité dans la zone de transit, l’espace de vie n’étant pas séparé des dortoirs par des portes. Quant à la surface de la zone de transit et à la description des conditions de rétention, il se réfère au rapport de l’ASGI de 2019 (paragraphe 17 ci-dessus).
31. Le Gouvernement affirme que les conditions de séjour dans la zone de transit de l’aéroport de Milan Malpensa sont conformes aux standards découlant de la Convention. Se référant au rapport établi par la police des frontières de Milan, il soutient que les personnes dans l’attente d’un rapatriement bénéficient d’un espace de vie spacieux et tout à fait adapté à leurs besoins essentiels (paragraphe 9 ci-dessus). Concernant la situation particulière du requérant, le Gouvernement avance que pendant son séjour de quatre jours et neuf heures dans la zone de transit, l’intéressé a été retenu avec un nombre variable de personnes mais jamais supérieur à 8, soit un nombre limité compte tenu de l’espace disponible.
32. Selon la jurisprudence constante de la Cour, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. En ce qui concerne la rétention des immigrés potentiels et leurs conditions de vie dans ce contexte, la Cour a résumé la jurisprudence et les principes généraux pertinents dans l’affaire Khlaifia et autres c. Italie [GC], n o 16483/12, §§ 158-177, 15 décembre 2016. Elle a d’ailleurs eu l’occasion d’appliquer ces principes aux conditions d’accueil dans les zones de transit aéroportuaires de migrants demandeurs d’asile dans les affaires Riad et Idiab c. Belgique , n os 29787/03 et 29810/03, 24 janvier 2008 ; T. et A. c. Turquie , n o 47146/11, 21 octobre 2014 ; Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], n o 47287/15, §§ 217-249, 21 novembre 2019 ; Z.A. et autres c. Russie [GC], n os 61411/15 et 3 autres, §§ 138-171, 21 novembre 2019 ; et R.R. et autres c. Hongrie , n o 36037/17, 2 mars 2021.
33. La Cour rappelle qu’outre la nécessité de disposer d’un espace personnel suffisant, d’autres aspects des conditions matérielles de détention sont pertinents pour l’appréciation du respect de l’article 3 dans de tels cas. Parmi les éléments pertinents figurent notamment la durée de la privation de liberté, l’accès à un lieu de promenade extérieur, la possibilité de bénéficier d’air frais ou de lumière naturelle, la ventilation des locaux et le respect des normes sanitaires et des conditions d’hygiène élémentaires (voir, par exemple, Tabesh c. Grèce , n o 8256/07, §§ 38‑44, 26 novembre 2009, A.A. c. Grèce , n o 12186/08, §§ 57-65, 22 juillet 2010, E.A. c. Grèce , n o 74308/10, §§ 50‑51, 30 juillet 2015, Abdi Mahamud c. Malte , n o 56796/13, §§ 89-90, 3 mai 2016, Alimov c. Turquie , n o 14344/13, §§ 84‑85, 6 septembre 2016, Abdullahi Elmi et Aweys Abubakar c. Malte , n os 25794/13 et 28151/13, §§ 113-114, 22 novembre 2016, et Khlaifia et autres , précité, § 167).
34. Pour ce qui est de la présente affaire, il n’est pas contesté que pendant son séjour dans la zone de transit de Milan Malpensa le requérant se trouvait sous le contrôle des autorités italiennes. La Cour en déduit qu’il appartenait à ces dernières de ne pas soumettre l’intéressé à des conditions constitutives d’un traitement inhumain ou dégradant contraire à l’article 3 de la Convention ( Riad et Idiab, précité, § 103).
35. Concernant les conditions matérielles de la rétention du requérant, la Cour observe tout d’abord que les versions des parties divergent quant aux dimensions de la salle commune réservée aux migrants dans l’attente d’un refoulement à l’aéroport de Malpensa. Selon le Gouvernement, la surface de ladite salle est de 147 mètres carrés alors que le rapport de l’A sgi (paragraphe 17 ci-dessus), auquel le requérant se réfère dans ses observations, mentionne une surface de 48 mètres carrés. À cet égard, la Cour relève que, même à supposer avérée la version du requérant, on ne saurait considérer que celui-ci – qui a partagé ledit espace avec huit personnes au maximum – se soit trouvé dans des conditions de surpeuplement. En outre, les couchages étaient en nombre suffisant et la propreté et l’hygiène des lieux ne sont mises en question en l’espèce, ni par le requérant ni par ledit rapport. De plus, l’intéressé n’a pas souffert d’un manque de nourriture, trois repas par jour lui ayant été servis aux frais de la compagnie aérienne tout au long de son séjour. Si le requérant s’est plaint d’un manque de variété des mets proposés, aucun élément ne permet de douter de la quantité et de la qualité de ceux-ci.
36. La Cour note ensuite que le requérant n’était pas un refugié ou un demandeur d’asile et ne se trouvait dans un état de vulnérabilité particulière ni du fait de son parcours migratoire ni du fait de son âge et/ou son état de santé (voir, a contrario , M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], n o 30696/09, § 232, CEDH 2011).
37. Cela dit, force est de constater que la zone de transit de l’aéroport de Malpensa est par sa nature un lieu destiné à accueillir des personnes pour des courtes durées dans l’attente du premier vol disponible vers le pays d’origine. Il ressort du récit du requérant que dès son entrée dans la zone de transit tous ses effets personnels, y compris son téléphone portable, furent saisis par les forces de l’ordre. Dans l’attente d’un refoulement, aucune activité n’était possible, y compris sortir pour prendre l’air, et l’accès aux douches étaient impossible en raison notamment de l’absence d’affaires personnelles et/ou de kits d’hygiène. En outre, le séjour s’est déroulé sous la surveillance stricte et constante d’agents de police et toute communication avec l’extérieur était interdite. Ces constats se trouvent confirmées par les rapports concernant les conditions de rétention dans les zones de transit aéroportuaires en Italie (paragraphes 16 et 17 ci-dessus).
38. Les conditions matérielles de rétention dans des zones de transit telles que celle de Milan Malpensa pourraient être considérées comme inadéquates pour des périodes de séjour de plusieurs jours, en raison notamment de l’impossibilité de bénéficier d’air frais et de lumière naturelle. La Cour rappelle que cet élément est crucial dans son appréciation des conditions de détention et elle renvoie à cet égard à la liste des facteurs à prendre en compte lors de l’évaluation des conditions de détention établie par le CPT et par l’Assemblée générale des Nations unies, parmi lesquels figurent l’accès à la lumière du jour et la possibilité de se dépenser physiquement en plein air au minimum une heure par jour ( Ananyev et autres c. Russie , n os 42525/07 et 60800/08, § 150, 10 janvier 2012 ; Ilias et Ahmed , précité, § 190 ; Rahimi c. Grèce , n o 8687/08, § 84, 5 avril 2011).
39. La Cour observe néanmoins que le requérant a été confiné dans la zone de transit de Milan pendant quatre jours et neuf heures, soit une période de courte durée. Or, la durée de la privation de liberté est l’un des facteurs qu’il faut prendre en compte dans l’appréciation des conditions de détention au regard des garanties de l’article 3 (parmi d’autres, Muršić c. Croatie [GC], n o 7334/13, § 103, 20 octobre 2016). La Cour rappelle à ce propos avoir constaté des violations de l’article 3 en dépit de la courte durée de la privation de liberté dans des affaires où les conditions matérielles de la détention étaient insatisfaisantes à plusieurs égards, notamment en raison d’une situation de grave surpeuplement ou de vulnérabilité des personnes détenues (voir la jurisprudence citée et décrite dans l’arrêt Khlaifia , précité, § 196).
40. En l’espèce, compte tenu des conditions générales de la rétention litigieuse et des circonstances particulières de l’affaire, la Cour considère que les traitements subis par le requérant pendant son séjour dans la zone de transit de l’aéroport de Milan Malpensa, eu égard notamment à la durée de celui-ci, n’ont pas atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
41. Il s’ensuit que le grief du requérant fondé sur l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
42. En outre, en l’absence d’un « grief défendable » sous l’angle de l’article 3, l’article 13 est inapplicable en l’espèce et la doléance y relative doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable
Fait en français puis communiqué par écrit le 22 septembre 2022.
Liv Tigerstedt Marko Bošnjak Greffière adjointe Président