Juszczyszyn c. Pologne
Doc ref: 35599/20 • ECHR ID: 002-13818
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Résumé juridique
Octobre 2022
Juszczyszyn c. Pologne - 35599/20
Arrêt 6.10.2022 [Section I]
Article 18
Restrictions dans un but non prévu
Suspension d’un juge principalement destinée à le sanctionner et à le dissuader de vérifier la légalité de la nomination de juges intervenue sur recommandation du Conseil national de la magistrature réformé : violation
Article 6
Procédure disciplinaire
Article 6-1
Tribunal impartial
Tribunal indépendant
Tribunal établi par la loi
Graves irrégularités dans la nomination de juges à la chambre disciplinaire, nouvellement créée, de la Cour suprême, qui a suspendu un juge de ses fonctions au motif qu’il avait vérifié l’indépendance d’un autre juge : violation
Article 8
Article 8-1
Respect de la vie privée
Suspension imprévisible, fondée sur une application manifestement déraisonnable de la loi par un organe qui n’était pas un « tribunal établi par la loi », imposée à un juge à la suite du prononcé par lui d’une décision juridictionnelle : violation
En fait – Dans la décision préjudicielle rendue par elle le 19 novembre 2019 dans l’affaire A.K. et autres , la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) releva plusieurs problèmes, notamment concernant l’indépendance du nouveau Conseil national de la magistrature (le « CNM »), qui avait été établi dans le cadre d’une réforme de grande ampleur du système judiciaire polonais (le contexte interne général se trouve décrit dans les arrêts que la Cour a rendus dans les affaires Reczkowicz c. Pologne et Grzęda c. Pologne [GC]).
Saisi d’un appel formé dans le cadre d’une procédure civile, le requérant, qui était juge détaché auprès d’un tribunal régional, décida de vérifier, en tenant compte de la décision susmentionnée, si le juge de première instance, qui avait été nommé par le président de la République sur recommandation du CNM, satisfaisait à l’exigence d’indépendance. À cette fin, il rendit une ordonnance enjoignant au président de la chancellerie de la Diète de produire des copies des listes de soutien des juges candidats au nouveau CNM, qui à l’époque n’étaient pas publiques. Il fut alors mis fin à son détachement, une interruption immédiate de ses fonctions juridictionnelles fut ordonnée et, à l’issue d’une procédure disciplinaire, la chambre disciplinaire de la Cour suprême, siégeant en tant que juridiction disciplinaire de deuxième instance, le suspendit de ses fonctions juridictionnelles et réduisit de 40 % le montant de son salaire pour toute la durée de sa suspension. La chambre disciplinaire qualifia le fait que le requérant avait rendu l’ordonnance en cause d’atteinte à la dignité de la magistrature et de violation manifeste et grave de la loi, au sens de l’article 107 § 1 de la loi sur l’organisation des juridictions ordinaires (la « loi de 2001 »). Un peu plus de deux ans plus tard, la chambre disciplinaire décida d’office de lever la suspension du requérant et mit fin à la réduction de son salaire, considérant que cette mesure était disproportionnée à ce stade. Le requérant fut alors mis en congé d’office et transféré contre son gré à une autre division du tribunal de district auquel il était affecté.
En droit – Article 6 § 1 : Appliquant les critères établis par elle dans l’arrêt Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], la Cour conclut, pour les mêmes motifs que dans son arrêt Reczkowicz , que la chambre disciplinaire de la Cour suprême, qui a examiné l’affaire du requérant, n’était pas un « tribunal établi par la loi ». à ses yeux, les irrégularités relevées par elle sont d’une gravité telle qu’elles ont porté atteinte à la substance même du droit de l’intéressé à voir sa cause examinée par un tribunal établi par la loi. Ces irrégularités ont aussi compromis l’indépendance et l’impartialité de la juridiction en cause. Par ailleurs, il n’existait en droit polonais aucune voie de droit propre à permettre au requérant de faire appel de sa suspension devant un organe juridictionnel conforme aux exigences de l’article 6 § 1.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 8 :
a) Sur l’applicabilité – Les raisons qui sous-tendaient la suspension du requérant étaient liées à l’accomplissement par lui de ses fonctions professionnelles et n’avaient aucun rapport avec sa vie privée. La Cour adopte donc une approche centrée sur les conséquences que la mesure litigieuse a pu avoir sur l’intéressé : eu égard à la nature et à la durée de ses différentes répercussions négatives, la suspension du requérant a eu des effets particulièrement notables sur sa vie privée, et elle relève donc du champ d’application de l’article 8. Si, dans les circonstances de l’espèce, il n’était pas évident que le requérant eût commis la faute dont il était accusé, les conclusions de la chambre disciplinaire lui faisaient courir le risque d’être considéré comme indigne du poste de juge. Par ailleurs, il a été empêché pendant plus de deux ans d’exercer ses fonctions juridictionnelles, qui constituent le cœur de sa profession.
b) Sur le fond
i. Sur le respect du droit interne et de la prééminence du droit – Étant donné que la chambre disciplinaire ne satisfaisait pas aux conditions requises pour qu’on pût la considérer comme un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi », la décision portant suspension du requérant a été rendue par un organe ne pouvant passer pour un « tribunal » aux fins de la Convention ; en conséquence, on ne saurait considérer que cette décision était prévue par la loi, au sens de l’article 8. Il découle de cette conclusion que les mesures de garantie procédurale requises pour prévenir l’application arbitraire du droit matériel applicable n’avaient pas été mises en place.
ii. Sur le respect des exigences de « qualité de la loi » – Dans la décision qu’elle a rendue en appel, la chambre disciplinaire a qualifié la conduite du requérant d’atteinte à la dignité de la magistrature sans examiner le constat pertinent qui figurait dans la décision de première instance, à savoir que le fait d’avoir rendu une décision judiciaire infondée ne pouvait, à la lumière de la jurisprudence existante, être considéré comme constitutif de ladite infraction. Par ailleurs, alors que l’accusation disciplinaire dirigée contre le requérant ne concernait que cette infraction, la chambre disciplinaire a également qualifié le fait que le requérant avait rendu l’ordonnance en cause de « violation manifeste et grave de la loi », ce qui constituait une autre sorte de faute professionnelle. Elle a en cela statué au-delà de l’accusation disciplinaire qui avait été portée contre le requérant. Il est frappant de constater que la chambre disciplinaire n’a fait à cet égard aucune référence à la jurisprudence interne antérieure concernant l’interprétation de ce concept, ce qui va dans le sens d'un manque de prévisibilité de la décision.
Eu égard au principe de l’indépendance de la justice, il faut considérer comme une mesure exceptionnelle appelant une interprétation restrictive l’engagement de la responsabilité disciplinaire d’un juge au motif d’une décision judiciaire rendue par lui. La Cour renvoie à cet égard à la Recommandation CM/Rec (2010)12 faite par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres, selon laquelle l’interprétation du droit à laquelle procèdent les juges ne doit pas donner lieu à l’engagement de leur responsabilité civile ou disciplinaire, sauf en cas de malveillance ou de négligence grossière. Par ailleurs, la Cour a jugé que les exigences institutionnelles de l’article 6 § 1, à savoir celles d’« indépendance », d’« impartialité » et d’un « tribunal établi par la loi », ont ceci en commun qu’elles tendent au respect des principes fondamentaux que sont la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs. À la base de chacune de ces exigences se trouve l’impératif de préserver la confiance que le pouvoir judiciaire se doit d’inspirer au justiciable et l’indépendance de ce pouvoir vis-à-vis des autres pouvoirs. Lorsqu’on analyse l’ordonnance du requérant dans ce contexte, rien n’indique qu’elle fût motivée par une quelconque autre raison que la nécessité de vérifier le respect des exigences institutionnelles de l’article 6 § 1 mentionnées ci-dessus. Le fait de l’avoir rendue ne saurait pas non plus passer pour un acte de malveillance ou de négligence grossière.
La Cour attache par ailleurs une importance considérable aux conclusions formulées par la CJUE dans l’arrêt qu’elle a rendu le 15 juillet 2021 dans l’affaire Commission c. Pologne (Régime disciplinaire applicable aux juges) , à savoir que la Pologne a manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de l’article 19 § 1 du traité sur l’Union européenne, notamment « en permettant que le contenu des décisions judiciaires puisse être qualifié d’infraction disciplinaire concernant les juges des juridictions de droit commun (article 107 [§ 1] de [la loi de 2001]) ».
En conclusion, la manière dont la chambre disciplinaire a interprété et appliqué la disposition pertinente était manifestement déraisonnable et le requérant ne pouvait pas prévoir que l’adoption de l’ordonnance en cause risquait d’entraîner sa suspension. Dans ces conditions, il y a eu manquement à l’exigence de prévisibilité.
Conclusion : violation (cinq voix contre deux).
Article 18 combiné avec l’article 8 : Le requérant affirme que sa suspension avait pour but inavoué de le sanctionner et de le dissuader de vérifier la régularité de la nomination de juges dont la recommandation était le fruit d’une procédure politisée. La Cour est prête à admettre que la suspension du requérant visait l’un des buts légitimes invoqués par le Gouvernement, à savoir la protection des droits et libertés d’autrui. Sur le terrain de l’article 18, elle doit examiner la question de savoir si la décision de suspension avait également un but inavoué et, le cas échéant, si ce but inavoué était le but principal de la restriction imposée au droit du requérant au respect de sa vie privée.
La Cour rappelle tout d’abord le contexte général de la réorganisation du système judiciaire en Pologne, qu’elle a décrit dans l’arrêt Grzęda . Du fait des réformes successives, le pouvoir judiciaire, branche indépendante du pouvoir étatique, s’est trouvé exposé à l’ingérence des pouvoirs exécutif et législatif et, de ce fait, considérablement affaibli ; les pouvoirs législatif et exécutif ont pu acquérir une influence décisive sur la composition du CNM, ce qui leur a permis d’intervenir directement ou indirectement dans la procédure de nomination des juges.
En ce qui concerne la situation personnelle du requérant, sa suspension était l’aboutissement d’une série de mesures prises à son égard par le ministre de la Justice ou des personnes nommées par celui-ci. Il a également été déclaré publiquement, entre autres par ce ministre, que l’ordonnance du requérant s’analysait en « une tentative de plonger le système judiciaire polonais dans l’anarchie et un abus des pouvoirs conférés aux juges ».
Le principal motif sur lequel était fondée la suspension du requérant par la chambre disciplinaire était l’accusation disciplinaire portant sur le fait qu’il avait rendu l’ordonnance en cause. Toutefois, comme la Cour l’a déjà établi, la manière dont la disposition pertinente a été interprétée et appliquée était manifestement déraisonnable et ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité, et on ne discerne ni malveillance ni négligence grossière dans l’ordonnance rendue par le requérant. Par ailleurs, la chambre disciplinaire n’a pas tenu compte des arrêts rendus par la CJUE et par la Cour suprême polonaise, qui avaient formulé des conclusions essentielles quant au manque d’indépendance du nouveau CNM et quant au statut des juges nommés sur sa recommandation.
Il apparaît que les autorités, dont la chambre disciplinaire, étaient déterminées à montrer que toute contestation du statut des juges à la nomination desquels le CNM dans sa nouvelle composition avait participé exposerait les juges qui s’y livreraient à des sanctions. Cette intention des autorités est corroborée par le fait que la Diète a adopté en 2019 une loi qui a créé de nouvelles fautes disciplinaires pour les juges. L’adoption de cette loi a coïncidé avec la procédure menée dans l’affaire du requérant. Or rien dans la jurisprudence de la Cour ne permet de conclure que les normes d’indépendance et d’impartialité garanties par la Convention excluent le pouvoir pour d’« autres juges » de remettre en cause d’une manière générale le « droit de juger » de tel ou tel magistrat ou de vérifier la « régularité de la procédure ayant conduit à la nomination d’un juge ». La loi en question a par ailleurs été critiquée par la Commission de Venise et par la Direction générale des droits de l’homme et de l’état de droit (DGI) du Conseil de l’Europe dans un avis conjoint. Elle est également à l’origine de l’ouverture par la Commission européenne d’une procédure d’infraction contre la Pologne. Il a été rendu dans le contexte de cette procédure une ordonnance de référé qui invitait la Pologne à suspendre, entre autres, l’application des dispositions du droit interne qui interdisaient aux juridictions nationales de vérifier qu’un tribunal antérieurement établi par la loi satisfaisait aux exigences d’indépendance et d’impartialité et qui permettaient l’engagement de la responsabilité disciplinaire des juges qui entreprendraient de procéder à pareille vérification.
Dans le cadre de son examen du grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 18, la Cour doit tenir compte de l’indépendance de la justice et se montrer particulièrement attentive à la protection des juges contre les mesures susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie. L’ouverture d’une procédure disciplinaire contre le requérant au motif qu’il avait rendu une ordonnance qui visait à protéger le droit d’une partie à un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi » et la suspension à laquelle cette procédure disciplinaire a abouti ne sont pas compatibles avec les principes fondamentaux que sont l’indépendance de la justice et la prééminence du droit. La CJUE a considéré que la décision que la chambre disciplinaire avait rendue dans l’affaire du requérant confirmait l’existence d’un risque de voir certains utiliser le régime disciplinaire pour influencer les décisions judiciaires. La CJUE a conclu notamment que, pour préserver l’indépendance de la justice et éviter que le régime disciplinaire puisse être détourné de ses finalités légitimes et utilisé à des fins de contrôle politique des décisions judiciaires ou de pression sur les juges, le fait qu’une décision judiciaire comporte ce qui peut éventuellement passer pour une erreur dans l’interprétation et l’application des règles de droit national et de l’Union, ou dans l’application des faits et des preuves, ne peut en lui-même engager la responsabilité disciplinaire du juge concerné.
En conclusion, le but prédominant des mesures disciplinaires qui ont été prises à l’égard du requérant et qui ont abouti à sa suspension était de le sanctionner et de le dissuader d’examiner au regard des normes juridiques pertinentes, notamment de celles découlant de l’article 6 § 1 de la Convention, le statut des juges qui avaient été nommés sur la recommandation du CNM dans sa nouvelle composition. Ce but inavoué était incompatible avec la Convention.
Conclusion : violation (cinq voix contre deux).
Article 1 du Protocole n o 1 : La réduction du salaire du requérant pendant sa suspension était une mesure à caractère temporaire qui a fini par être révoquée. Pendant sa suspension, le requérant a perçu un salaire d’un montant réduit. Il n’a toutefois pas réellement gagné la partie de son salaire qui ne lui a pas été versée et celle-ci ne peut donc s’analyser en une créance certaine.
Conclusion : irrecevable (incompatibilité ratione materiae ).
Article 41 : 30 000 EUR pour dommage moral ; demande pour dommage matériel rejetée.
(Voir aussi Merabishvili c. Géorgie [GC], n o 72508/13, 28 novembre 2017, résumé juridique ; Denisov c. Ukraine [GC], n o 76639/11, 25 septembre 2018, résumé juridique ; Guðmundur Andri Ástráðsson c . Islande [GC], n o 26374/18, 1 er décembre 2020, résumé juridique ; Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne , n o 4907/18, 7 mai 2021, résumé juridique ; Broda et Bojara c. Pologne , n os 26691/18 et 27367/18, 29 juin 2021 ; Reczkowicz c. Pologne , n o 43447/19, 22 juillet 2021, résumé juridique ; Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne , n os 49868/19 et 57511/19, 8 novembre 2021, résumé juridique ; Advance Pharma sp. z o.o c. Pologne , n o 1469/20, 3 février 2022, résumé juridique ; Grzęda c. Pologne [GC], n o 43572/18, 15 mars 2022, résumé juridique )
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